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On le voit, dans cette lettre, une singulière légèreté de ton, inspirée sans doute par le souvenir de l’homme, se mêle à des réflexions sérieuses. Une autre fois, elle lui écrivait d’un accent plus ému[1] :


« Je n’aurais jamais dû vous dire ce que je vous ai avoué ; mais je n’ai pu me refuser la douceur de vous faire voir que je vous ai toujours rendu justice, et que j’ai toujours senti tout ce que vous valez. L’amitié d’un cœur comme le vôtre me parait le plus beau présent du ciel, et je ne me consolerais jamais si je n’étais sûre que vous ne pouvez, malgré toutes vos résolutions, vous empêcher d’en avoir pour moi. Au milieu du sentiment vif qui emporte mon ame et qui fait disparaître le reste à mes yeux, je sens que vous êtes une exception à cet abandonnement de moi-même et de tout autre attachement. J’ai tout quitté pour vivre avec la seule personne qui ait jamais pu remplir mon cœur et mon esprit ; mais je quitterais tout dans l’univers, hors elle, pour jouir avec vous des douceurs de l’amitié. Ces deux sentimens ne sont point incompatibles, puisque mon cœur les rassemble sans avoir de reproches à se faire. Je n’ai jamais eu de véritable passion que pour ce qui fait à présent le charme et le tourment de ma vie, mon bien et mon mal ; mais je n’ai jamais eu de véritable amitié que pour Mme de Richelieu et pour vous. J’ai conservé ce sentiment si cher à mon cœur au milieu de la plus grande ivresse, et je le conserverai toute ma vie. »


Puis, dans un moment où Voltaire est poursuivi, elle écrit au maréchal :


« On passe sa vie avec des vipères envieuses ; c’est bien la peine de vivre et d’être jeune. Je voudrais avoir cinquante ans et être dans une campagne avec mon malheureux ami, Mme de Richelieu et vous. Hélas ! on passe sa vie à faire le projet d’être heureux, et on ne l’exécute jamais.


Mme du Châtelet était grande, svelte et brune. Nous avons vu un fort beau pastel qui la représentait à vingt ans, dans ce moment de première jeunesse dissipée. Le jour où l’artiste a tracé pour la postérité cette vivante image, la marquise portait une agaçante robe bleue pomponnée de blanc ; ses cheveux légèrement poudrés faisaient paraître plus éclatant encore son grand œil noir, qui rayonnait sous un épais sourcil. Sa bouche expressive souriait ; sa taille souple et fine s’épanouissait dans un corsage de soie. Telle elle était alors, telle elle fut jusqu’à la fin de sa vie si courte, car sa beauté consistait surtout dans une vive physionomie, mélange de force et de grace, qui, à quarante ans comme à vingt, était encore jeune et séduisante.

  1. Ce fragment et les suivans sont extraits d’une brochure extrêmement rare, imprimée à Genève en 1786, ayant pour titre : Lettres de Voltaire et de sa célèbre amie.