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Les fêtes de la cour, où sa naissance l’appelait et où elle brillait par la distinction de son esprit, les plaisirs variés de cette brillante société du XVIIIe siècle, ne suffisaient pas cependant à remplir la vie de la jeune femme ; quelquefois elle se dérobait au monde pour revenir à l’étude. Elle avait eu trois enfans dans les premières années de son mariage : une fille[1] et deux fils ; elle eut le malheur de perdre un de ses fils, et dans son affliction elle songea à former l’intelligence de celui qui lui restait au contact de la sienne[2]. Nous la verrons plus tard adresser à ce fils un livre composé durant des veilles laborieuses qui formaient un piquant contraste avec d’autres veilles consacrées au plaisir. Du reste, tous les êtres d’élite de cette époque furent ainsi ; ils recherchèrent ardemment le plaisir, mais, le plaisir ne les satisfaisant pas, ils se rejetaient sur les sciences : ils étaient avides de tout ce que peut connaître et sentir l’ame humaine, et se purifiaient pour ainsi dire en éclairant leur raison.

C’est au moment de ce retour à des goûts sérieux que Voltaire retrouva Mme du Châtelet ; ils devaient être naturellement charmés l’un par l’autre. Tous deux réunissaient dans un mélange parfait le frivole et le sérieux, l’esprit et la raison de leur siècle, et par exception le sentiment. Par les graces et la souplesse de son esprit, Voltaire était du monde de la marquise, et, par l’étendue de son génie, il répondait aux instincts jusqu’alors comprimés de cette vive intelligence. Il parvint facilement à se faire aimer, et durant quatorze ans il fut tout pour Mme du Châtelet. Les premières traces de leurs relations naissantes se trouvent dans la correspondance de Voltaire à la date du 3 juin 1733 ; Mme du Châtelet avait alors vingt-sept ans. Voltaire écrit de Paris à son ami de Cideville : « Hier, étant à la campagne, n’ayant ni tragédie, ni opéra dans la tête, pendant que la bonne compagnie jouait aux cartes, je commençai une épître en vers dédiée à une femme très aimable et très calomniée. » L’épître sur la Calomnie, dont il est ici question, fut adressée à Mme du Châtelet avant le départ de Voltaire pour Londres. Ce n’est qu’après ce voyage qu’ils se lièrent intimement. A son retour, Voltaire esquisse encore à M. de Cideville quelques traits de l’image aimée :

Elle a l’imagination
  1. Héloïse du Châtelet, mariée, en 1713, au duc de Montenero. « Ce Napolitain au grand nez, au visage maigre, à la poitrine enfoncée, dit Voltaire, il va nous enlever une Française aux joues rebondies. »
  2. Ce fils, créé duc du Châtelet, fut ambassadeur d’Angleterre et colonel du régiment du roi. Pendant la révolution, il s’empoisonna en prison pour échapper aux massacres de septembre.