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Cirey. Mme du Châtelet l’accompagne jusqu’à Vassy, petite ville sur la route de Bruxelles ; c’est de là qu’il écrit au comte d’Argental : « Votre amie est devant moi qui fond en larmes ; mon cœur est percé. Faudra-t-il la laisser retourner seule dans ce château qu’elle n’a bâti que pour moi, et me priver de ce qui est la consolation de ma vie, parce que j’ai des ennemis à Paris ? Je suspens dans mon désespoir mes résolutions ; j’attendrai encore que vous m’ayez instruit de l’excès de fureur où l’on peut se porter contre moi. » Il continue son voyage, et recommande tendrement Mme du Châtelet à Mme de Champbonin[1] par ce billet qu’il écrit en route :


De Givet, décembre 1736.

« M. de Champbonin, madame, a un cœur fait comme le vôtre ; il vient de m’en donner une preuve bien sensible. Je me flatte que vous rendrez encore un plus grand service à la plus adorable personne du monde ; vous la consolerez, vous resterez auprès d’elle autant que vous le pourrez. J’ai plus besoin encore de consolations : j’ai perdu mille fois davantage, vous le savez ; vous êtes témoin de tout ce que son cœur et son esprit valent ; c’est la plus belle ame qui soit jamais sortie des mains de la nature. Voilà ce que je suis forcé de quitter. Parlez-lui de moi, je n’ai pas besoin de vous en conjurer. Vous auriez été le lien de nos cœurs, s’ils avaient pu ne se pas unir d’eux-mêmes. Hélas ! vous partagez nos douleurs ! Non, ne les partagez pas, vous seriez trop à plaindre. Les larmes coulent de mes yeux en vous écrivant. Comptez sur moi comme sur vous-même. »


On le voit, ils étaient encore alors dans toute la ferveur du sentiment. Après un court séjour en Hollande, Voltaire revint à Cirey. C’est durant une de ces rares séparations forcées que Mme du Châtelet, étant à Paris, allait presque chaque jour au Mont-Valérien pour y prendre des leçons de Maupertuis ; mais ni la passion de la science, ni les plaisirs de la cour ne pouvaient lui faire oublier Cirey. Elle retourna bien vite auprès de Voltaire ; du reste, un écho du monde parisien les suivait toujours dans leur solitude. Tous les livres nouveaux, tous les journaux d’alors, leur étaient envoyés ; ils recevaient même les satires, les pamphlets dirigés contre Voltaire. Tantôt c’étaient les injures grossières de l’abbé Desfontaines et de Jean-Baptiste Rousseau, tantôt des épigrammes à coups d’épingle, comme celles de Riccoboni, qui chansonnait Voltaire et la marquise. Heureusement ces attaques de la médiocrité envieuse, qui consacre pour ainsi dire les renommées éclatantes, avaient de douces et glorieuses compensations ; de toutes

  1. Parente de Voltaire, dont le château était voisin de Cirey.