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Châtelet que les citoyens de son auguste ville lui prêteraient beaucoup d’argent ; mais je doute qu’ils pussent prêter de quoi envoyer au marché. Cependant Émilie fait de l’algèbre, ce qui lui sera d’un grand secours dans le cours de sa vie, et d’un grand agrément dans la société. Moi, chétif, je ne sais encore rien, sinon que je n’ai ni principauté ni procès, et que je suis un serviteur fort utile. »


Une pointe de raillerie commence à percer dans ce billet ; on y devine une sorte de lassitude de suivre en tous lieux la divine Émilie On resta peu de jours dans ce vieux château démantelé. Le procès de Mme du Châtelet l’obligea de retourner à Bruxelles ; mais, là comme partout, les plaisirs venaient la distraire du travail et des affaires. Voltaire lui donna une fête brillante à laquelle assistèrent la princesse de Chimay et le duc d’Aremberg, qui reçurent tour à tour dans leurs châteaux Mme du Châtelet et son ami. Ce procès, qui fut une grande affaire dans la vie de la marquise, dura près de cinq ans, et la détermina à se fixer à Bruxelles. Elle ne venait plus que rarement à Cirey ou à Paris, et pour y passer très peu de temps. C’est à Bruxelles qu’en 1740 Frédéric, devenu roi de Prusse, envoya M. de Camas en ambassade à Voltaire, qui lui écrivit à ce sujet


« Je volai hier chez cet estimable M. de Camas, envoyé chanté par son roi, et dans le peu qu’il m’en dit, j’appris que votre majesté, que j’appellerai toujours votre humanité, vit en roi plus que jamais, et qu’après avoir fait sa charge de roi sans relâche les trois quarts de la journée, elle jouit le soir des douceurs de l’amitié qui sont si au-dessus de celles de la royauté. Nous allons dîner dans une demi-heure tous ensemble chez la marquise du Châtelet. Jugez, sire, quelle sera sa joie et la mienne ! Depuis l’apparition de M. de Kaiserling, nous n’avons pas eu un si beau jour. »


Comme contraste, on peut lire le récit très plaisant que fait Voltaire dans ses mémoires de cette ambassade de M. de Camas.

Voltaire et le roi de Prusse, qui jusqu’à l’année 1740 ne s’étaient connus que par correspondance, se virent pour la première fois au commencement de cette année. Mme du Châtelet aurait désiré assister à cette entrevue, qui eut lieu dans le duché de Clèves ; mais le roi de Prusse, en qui déjà le soldat effaçait le philosophe et le poète, oubliant son ancienne galanterie pour la marquise, écrivit à ce sujet à. Voltaire : « A vous parler franchement, touchant le voyage de Mme du Châtelet, c’est Voltaire, c’est vous, c’est mon ami, que je désire voir, et la divine Émilie, avec toute sa divinité, n’est que l’accessoire d’Apollon newtonianisé. » Puis, dans une autre lettre légèrement ironique :