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par un mémoire. Cette dispute préoccupa le public et tourmenta Mme du Châtelet pendant plus d’une année. En mai 1739, Mme du Châtelet écrivait encore à M. d’Argental : « Je vous envoie un billet de 300 livres sur mon notaire, à vue ; je vous prie de l’employer à retirer tout ce qui concerne cette malheureuse affaire… Votre ami n’en sait rien, et je ne le lui dirai point ; vous en sentez la nécessité. » On le voit, toujours le même dévouement, actif, caché, délicat.

L’année 1738 semble clore ces belles années d’amour, de travail et de solitude que Mme du Châtelet et Voltaire passèrent à Cirey. A l’affaire du libelle vinrent se joindre d’autres affaires qui les forcèrent à s’éloigner de leur retraite. Mme du Châtelet venait d’acheter à Paris l’hôtel Lambert[1], dans l’île Saint-Louis : « Un hôtel, écrivait Voltaire au prince royal de Prusse, bâti par un des plus grands architectes de France, et peint par Lebrun et Lesueur. C’est une maison faite pour un souverain qui serait philosophe[2]. » Voltaire et Mme du Châtelet devaient habiter cette royale demeure tous les hivers ; mais un procès les obligea à séjourner plusieurs années en Hollande. Mme du Châtelet avait à liquider tous les biens de sa maison, qui étaient engagés : elle dut poursuivre elle-même cette grande affaire, pour laquelle elle rédigea des mémoires avec la même netteté et la même force q elle mettait dans ses ouvrages de géométrie. Se trouvant en Hollande (1739), Mme du Châtelet alla visiter avec Voltaire une petite principauté qui s’appelait Beringhen, près de Liége, et qui venait de lui être laissée en héritage par un de ses oncles. C’est en arrivant dans ce domaine féodal que Voltaire écrivait à Mme de Champbonin :


« Mon aimable gros chat, j’ai reçu votre lettre à Bruxelles. Nous voici au fin fond de la barbarie, dans l’empire de son altesse monseigneur le marquis de Trichâteau[3], qui, je vous jure, est un assez vilain empire. Si Mme du Châtelet demeure long temps dans ce pays-ci, elle pourra s’appeler la reine des sauvages. Nous sommes dans l’auguste ville de Beringhen, et demain nous allons au superbe château de Ham, où il n’est pas sûr qu’on trouve des lits, ni des fenêtres, ni des portes. On dit cependant qu’il y a ici une troupe de voleurs ; en ce cas, ce sont des voleurs qui font pénitence : je ne connais que nous de gens volables. Le plénipotentiaire Montors avait assuré M. du

  1. Cet hôtel, aujourd’hui restauré, appartient à un noble exilé polonais, le prince Czartoryski.
  2. Voltaire avait envoyé de Flandre de très beaux tableaux pour orner l’hôtel Lambert. Ces tableaux font aujourd’hui partie de la galerie du Louvre.
  3. Marc-Antoine du Châtelet, marquis de Trichàteau, seigneur de Ham et de Beringhen, cousin germain de Florent-Claude du Châtelet, mort à Cirey.