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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/1040

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M. d’Argental, elle a quatre lignes ! Il est clair par cette lettre qu’il a quinze jours sans m’écrire ; il ne me parle point de son retour. Que de choses à lui reprocher ! et que son cœur est loin du mien ! Mais puisqu’il se porte bien, je n’ai plus de reproches à lui faire, et je suis trop heureuse. »

Et quelques jours après elle écrit de Bruxelles :

« Je fais des réflexions bien cruelles : je crois qu’il est impossible d’aimer plus tendrement et d’être plus malheureuse. Imaginez-vous que, pendant que M. de Voltaire pouvait et devait partir pour revenir ici, après m’avoir juré mille fois dans ses lettres qu’il ne serait pas à Berlin plus long-temps qu’en 1740 (et il y fut dix jours), dans ce temps-là il va à Bareith, où assurément il n’avait que faire ; il y passe quinze jours sans le roi de Prusse et sans m’écrire une seule ligne ; il s’en retourne à Berlin, et y passe encore quinze jours, et que sais-je ? Peut-être y passera-t-il toute sa vie, et, en vérité, je le croirais, si je ne savais pas qu’il a des affaires qui le rappellent indispensablement à Paris. Il m’écrit donc quatre lignes en passant, dans un cabaret, sans m’expliquer les raisons de son séjour à Bareith, ni celles de son silence, sans me parler de son retour, ni de son nouveau séjour à Berlin. Enfin, il m’écrit un billet tel qu’il m’en écrivait un de sa chambre à la mienne, et voilà la seule chose que j’aie reçue de lui depuis le 14 septembre, c’est-à-dire depuis plus d’un mois !

« Concevez-vous que quelqu’un qui me connaît m’expose à cette douleur, et à toutes les imprudences dont il sait bien que je suis capable quand je suis inquiète de lui ? Vous savez ce qu’il m’en a coûté, j’ai pensé réellement en mourir, et j’en ai encore une petite fièvre lente qui se marque en double tierce, et qui me prépare un bien triste hiver. C’est un miracle que je n’aie pas passé Lille : dans l’excès de mon inquiétude et de ma douleur, je ne sais où j’aurais pu aller, la fièvre m’en a préservée ; mais je ne vous cache point que mon cœur est ulcéré, et que je suis pénétrée de la plus vive douleur. Avoir à me plaindre de lui est une sorte de supplice que je ne connaissais pas. J’ai éprouvé à la vérité une situation plus cruelle, celle de trembler pour sa vie ; mais je pouvais espérer que mes craintes étaient chimériques, et il n’y a point de ressources à ses procédés pour moi. Je sais par une lettre du 4 octobre que M. de Podevils a reçue de lui, et qu’il m’a envoyée de La Haye, qu’il comptait partir de Berlin le 11 ou le 12 ; mais ce n’était pas un projet arrêté, et quelque opéra ou quelque comédie pourra bien le déranger. Il est singulier que je reçoive de ses nouvelles par les ministres étrangers et par les gazettes. Cependant je suis ici, où je fais semblant d’avoir affaire, mais mon esprit n’en est pas capable ; heureusement qu’il n’a pas de quoi s’exercer.

« Je l’attendrai s’il revient ce mois-ci, mais, si son retour se retardait, comme rien n’est plus possible, je retournerai chercher auprès de vous une consolation dont je suis bien incapable, et je compte aller ensevelir cet hiver mes chagrins à Cirey… Ne montrez cette lettre à personne ; je sens une