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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/1043

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attaché à cette sensibilité emportée, c’est qu’il est impossible que quelqu’un qui aime à cet excès soit aimé, et qu’il n’y a presque point d’hommes dont le goût ne diminue par la connaissance d’une telle passion. Cela doit sans doute paraître bien étrange à qui ne connaît pas encore assez le cœur humain ; mais, pour peu qu’on ait réfléchi sur ce que nous offre l’expérience, on sentira que, pour conserver long-temps le cœur de son amant, il faut toujours que l’espérance ou la crainte agisse en lui. Or, une passion telle que je viens de la dépeindre produit un abandonnement de soi-même qui rend incapable de tout art. L’amour perce de tout côté ; on commence par vous adorer, cela est impossible autrement, mais bientôt la certitude d’être aimé, l’ennui d’être toujours prévenu, le malheur de n’avoir rien à craindre, émoussent ses goûts. Voilà comme est fait le cœur humain, et qu’on ne croie pas que j’en parle par rancune. J’ai reçu de Dieu, il est vrai, une de ces ames tendres et immuables qui ne savent ni déguiser ni modérer leurs passions, qui ne connaissent ni l’affaiblissement ni le dégoût, et dont la ténacité sait résister à tout, même à la certitude de n’être plus aimé ; mais j’ai été heureuse pendant dix ans par l’amour de celui qui avait subjugué mon ame, et ces dix ans, je les ai passés tête-à-tête avec lui sans aucun moment de dégoût et de langueur. Quand l’âge, les maladies, peut-être aussi la satiété de la jouissance, ont diminué son goût, j’ai été long-temps sans m’en apercevoir. J’aimais pour deux, je passais ma vie entière avec lui, et mon cœur, exempt de soupçons, jouissait du plaisir d’aimer et de l’illusion de se croire aimé. Il est vrai que j’ai perdu cet état si heureux, et que ce n’a pas été sans qu’il m’en ait coûté bien des larmes.

« Il faut de terribles secousses pour briser de telles chaînes ; la plaie de mon cœur a saigné long temps. J’ai eu lieu de me plaindre, et j’ai tout pardonné ; j’ai été assez juste pour sentir qu’il n’y avait peut-être au monde que mon cœur qui eût cette immutabilité qui anéantit le pouvoir des temps, que si l’âge et ses maladies n’avaient pas entièrement éteint ses désirs, ils auraient peut-être encore été pour moi, et que l’amour me l’aurait ramené ; enfin que son cœur, incapable d’amour, m’aimait de l’amitié la plus tendre et m’aurait consacré sa vie. La certitude de l’impossibilité du retour de son goût et de sa passion, que je sais bien qui n’est pas dans la nature, a amené insensiblement mon cœur au sentiment paisible de l’amitié, et ce sentiment, joint à la passion de l’étude, me rendait assez heureuse. »

Voltaire, affaibli par les infirmités, vieillard avant l’âge, semble avoir répondu à ces pages d’un cœur toujours jeune et passionné par ces vers bien connus adressés à Mme du Châtelet :

Si vous voulez que j’aime encore,
Rendez-moi l’âge des amours, etc.

Les séjours à Cirey devenaient de plus en plus rares. Les fêtes du mariage du dauphin attirèrent Voltaire et Mme du Châtelet à Fontainebleau,