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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/1042

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disparu. Mme du Châtelet nous raconte elle-même, dans un petit écrit ayant pour titre Réflexions sur le Bonheur, la transformation de ses sentimens.


« ….. La passion, dit-elle, qui peut nous donner les plus grands plaisirs et nous rendre le plus heureux met entièrement notre bonheur dans la dépendance des autres : on voit que je veux parler de l’amour. Cette passion est peut-être la seule qui puisse nous faire désirer de vivre et nous engager à remercier l’auteur de la nature, quel qu’il soit, de nous avoir donné l’existence. Milord Rochester a bien raison de dire que les dieux ont mis cette goutte céleste dans le calice de la vie pour nous donner le courage de la supporter.

« Si ce goût naturel, qui est un sixième sens, le plus fin, le plus délicat, le plus précieux de tous, se trouve rassemblé dans deux ames également sensibles, également immuables, également susceptibles de bonheur et de plaisir, tout est dit, on n’a plus rien à faire pour être heureux, tout le reste est indifférent…, il faut employer toutes les facultés de son ame à jouir de ce bonheur… Je ne sais cependant si l’amour a jamais rassemblé deux personnes faites à tel point l’une pour l’autre, qu’elles ne connussent jamais la satiété de la jouissance, ni le refroidissement qu’entraîne la sécurité, ni l’indolence et la tiédeur qui naissent de la facilité et de la continuité d’un commerce dont l’illusion ne se détruit jamais (car où en entre-t-il plus que dans l’amour ?), et dont l’ardeur enfin fût égale dans la jouissance et dans la privation, et pût supporter également les malheurs et les plaisirs.

« Un cœur capable d’un tel amour, une ame si tendre et si ferme, semble avoir épuisé le pouvoir de la Divinité. Il en naît une en un siècle, il semble qu’en produire deux soit au-dessus de ses forces, ou que, si elle les avait produites, elle serait jalouse de leurs plaisirs si elles se rencontraient. Mais l’amour peut nous rendre heureux à moins de frais : une ame tendre et sensible est heureuse par le seul plaisir qu’elle trouve à aimer. Je ne veux pas dire par là qu’on puisse être parfaitement heureux en aimant quoiqu’on ne soit pas aimé, mais je dis que, quoique nos idées de bonheur ne soient pas également remplies par l’amour de l’objet que nous aimons, le plaisir que nous sentons à nous livrer à toute notre tendresse peut suffire pour nous rendre fort heureux ; et si cette ame a encore le bonheur d’être susceptible d’illusions, il est impossible qu’elle ne se croie pas plus aimée qu’elle ne l’est peut-être en effet ; elle doit tant aimer qu’elle aime pour deux, et que la chaleur de son sentiment supplée à ce qui manque réellement à son bonheur. Il faut sans doute qu’un caractère sensible, vif et emporté, paie le tribut des inconvéniens attachés à ces qualités, je ne sais si je dois dire bonnes ou mauvaises ; mais je crois que quiconque composerait son individu les y ferait entrer. Une première passion emporte tellement hors de soi une ame de cette trempe, qu’elle est inaccessible à toute réflexion et à toute idée modérée ; elle peut sans doute se préparer de grands chagrins, mais le plus grand inconvénient