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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/1045

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Nous avons dit que Mme du Châtelet aimait le jeu ; Voltaire écrivait au marquis d’Argenson : « Est-il possible que ce soit Mme de Pompadour qui, à vingt-deux ans, déteste la cavagnole, et que ce soit madame du Châtelet-Newton qui l’aime ! » Une nuit à cette époque (1740), Mme du Châtelet était à Fontainebleau au jeu de la reine, elle perdit 800 louis ; c’était tout ce qu’elle et Voltaire avaient apporté d’argent. Elle s’obstine à jouer sur parole, espérant changer la fortune, et elle perdit encore 84,000 francs avec un intrépide sang-froid. Voltaire, qui était auprès d’elle, lui dit en anglais que sa passion pour le jeu l’aveuglait et l’empêchait de s’apercevoir qu’elle avait affaire à des fripons. Ces paroles, quoique prononcées à voix basse, furent entendues de quelques personnes ; des suites fâcheuses pouvaient en résulter ; la reine en avertit Voltaire, qui se retira. Il partit la nuit même de Fontainebleau avec Mme du Châtelet. Ils se cachèrent quelque temps à la petite cour de Sceaux, chez la duchesse du Maine, cette princesse dont Fontenelle disait « qu’elle voulait dans les divertissemens de sa cour que la gaieté eût de l’esprit. » Voici comment Mme de Staal, dame d’honneur de la duchesse, raconte leur arrivée, dans une lettre adressée à Mme du Deffant :


« Mme du Châtelet et Voltaire, qui s’étaient annoncés pour aujourd’hui et qu’on avait perdus de vue, parurent hier sur le minuit comme deux spectres, avec une odeur de corps embaumés qu’ils semblaient avoir apportée de leur tombeau. On sortait de table ; c’étaient pourtant des spectres affamés : il leur fallut un souper, et qui plus est des lits, qui n’étaient pas préparés. Le concierge, déjà couché, se leva en grande hâte….. »


Et deux jours après Mme de Staal écrit encore d’un ton railleur à sa railleuse amie :


« Nos revenans ne se montrent point de jour ; ils apparurent hier à dix heures du soir : je ne pense pas qu’on les voie guère plus tôt aujourd’hui. L’un est à écrire de hauts faits, l’autre à commenter Newton ; ils ne veulent ni jouer ni se promener ; ce sont bien des non-valeurs dans une société où leurs doctes écrits ne sont d’aucun rapport. »


Bientôt cependant des fêtes s’organisèrent à la petite cour de Sceaux, sous la direction de Voltaire et de Mme du Châtelet ; la comédie, l’opéra, les bals, les concerts se succédaient ; on représenta des comédies de Voltaire et des opéras de Rameau, dans lesquels Mme du Châtelet jouait et chantait les principaux rôles. Elle fut charmante dans la pastorale d’Issé de Houdard de Lamotte, et Voltaire lui adressa à cette occasion ces vers qui tournent au madrigal :