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« Mme du Châtelet se porte merveilleusement bien…. Je ne sais si elle ne restera pas ici tout le mois de février. Pour moi, qui ne suis qu’une petite planète de son tourbillon, je la suis dans son orbite, cahin-caha…. En vérité, ce séjour-ci est délicieux, c’est un château enchanté dont le maître fait les honneurs. Mme du Châtelet a trouvé le secret d’y jouer Issé trois fois sur un très beau théâtre, et Issé a fort réussi…. On va tous les jours dans un kiosque, ou d’un palais dans une cabane, et partout des fêtes et de la liberté. Je crois que Mme du Châtelet passerait ici sa vie. »


Cependant son amitié pour Voltaire la décide à quitter encore une fois Lunéville, elle le suit à Paris, où l’appelaient les représentations de Sémiramis, elle sacrifie à son vieil ami le bonheur que l’amour lui donne. La vanité de Saint-Lambert plus que sa tendresse souffrit et s’irrita de ce départ ; quelques orages s’ensuivirent. Mme du Châtelet y fait allusion lorsque, écrivant à Saint-Lambert, elle se reproche si tendrement ce qu’elle appelle ses torts. Ce fut après cette seconde séparation qu’elle s’aperçut que, par suite de l’entraînement de son amour, elle serait bientôt mère ; depuis vingt ans, elle n’avait pas eu d’enfant, et elle vivait depuis long-temps séparée de son mari. Elle portait un grand nom, elle paraissait chaque année à la cour de Versailles ; sa vie était une de celles qui ne peuvent se cacher ; son rang, son esprit, sa liaison avec Voltaire, l’avaient mise en évidence. Comment dérober à tout le monde un évènement qui à son âge surtout la déshonorait ? C’était, il est vrai, l’époque des maris trompés ou complaisans, des galanteries ouvertement tolérées ; mais encore fallait-il dans certaines circonstances que l’honneur d’une grande maison fût en apparence respecté. L’orgueil du nom était le dernier orgueil de cette aristocratie déchue. On ne procédait pas alors en amour par fuite et par enlèvement, comme de nos jours, ce qui donne, il faut en convenir, une sorte de satisfaction superbe à la passion ; on ne disait pas bravement à son mari, à la face de tous : Je ne vous aime pas et je vous quitte. On se contentait de le mystifier.

Pour jouer un pareil rôle, il fallut à Mme du Châtelet un grand courage. Certaine scène humiliante et burlesque, digne de la plume de Boccace, et que nous ne saurions rapporter ici, dut singulièrement coûter à cet esprit fier, à ce cœur sincère. Voltaire nous apparaît tout entier dans cette étrange comédie. Sa conduite fut certainement celle d’un ami loyal et généreux ; mais aussi, il faut le dire, son esprit léger et moqueur prit un malin plaisir à conduire cette mystification c’était un conte à mettre en action, il y employa toute sa verve. Il manda d’abord Saint-Lambert à Cirey pour se concerter avec lui, puis