Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/1053

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le mari fut appelé ; on convoqua, pour fêter son arrivée, tous les voisins de campagne ; il y eut des divertissemens au château ; on y fit grande chère, on remaria les deux époux, et M. du Châtelet accepta la grossesse de sa femme ; Voltaire finit par rire de l’aventure comme il riait de tout.

C’est après ce voyage à Cirey que Saint-Lambert, de retour à Lunéville, écrivait à Mme du Châtelet[1] :


« Je ne suis parti de Nancy qu’après la poste, parce que j’avais écrit au facteur de m’y renvoyer tes lettres. J’attendais donc ce matin les trésors que je devais recevoir mercredi ; je les ai reçus, j’en ai joui pendant ma route. Hélas ! ils ne m’ont pas empêché de sentir que je mettais cinq lieues de plus entre nous. Me voilà donc, mon cher amour, dans un lieu où j’ai bien moins de cette précieuse liberté qui de jour en jour me devient plus précieuse…..

« Le roi m’a reçu avec sa bonté ordinaire ; il est bien assurément de toute sa cour ce que j’aime le mieux. Je suis bien plus déterminé que jamais à ne donner mon temps qu’à lui et à ne prendre absolument de tout mon voyage aucune distraction que celle que ma santé exige. Je reviens à ta lettre : il fallait que je fusse bien abattu pour ne t’écrire que quatre mots le jour que je t’ai quittée. J’avais à te dire tout ce que je te dis ordinairement, tout ce que je te fais entendre, et puis tous mes regrets. Sois-en bien sûre, mon cher amour, ils n’ont jamais été aussi vifs, aussi vrais et moins susceptibles d’être affaiblis par la dissipation. La route m’accablait sans me distraire de toi, et toutes les dissipations qu’on pourrait m’offrir seraient repoussées par mes regrets et par cette mélancolie qui ne m’est que trop naturelle, et qui augmente si fort par ton absence. Je sens mon existence d’une manière pénible, et je me suis cher pourtant dès que je me souviens que tu m’aimes, et que je me dis que tu es avec moi. Mon cher cœur, fais-moi bien des détails sur la conduite de ton mari, sur tes amusemens, sur tout. Je n’ai jamais pris un intérêt plus passionné, plus tendre, à tout ce que tu es, à tout ce que tu sens, tout ce que tu fais, tout ce que tu peux être et devenir. Ménage bien ta santé, rafraîchis-toi souvent ; souviens-toi du grand principe de Mme …. tout ce qui échauffe vieillit, tout ce qui rafraîchit rajeunit…. Oh ! si tu savais quel trésor je possède en toi, tu te ménagerais bien. Sois sûre que toutes les impressions vives et délicieuses que j’ai reçues de toi se sont conservées dans mon cœur, s’y sont même augmentées, s’y conservent toujours, il est bien impossible que rien fasse mon bonheur que toi ; je serai toujours également rempli de ma tendresse et content de la sentir. »

On voit dans cette lettre que Saint-Lambert s’efforce de paraître tendre, sensible, mélancolique ; mais où est le naturel ?

Mme du Châtelet, Voltaire et le marquis du Châtelet ne tardèrent pas

  1. Lettre inédite faisant partie de la collection de M. Aimé Martin.