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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/1056

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tendre son tablier et de recevoir une petite fille qu’on a portée dans son berceau. La mère a arrangé ses papiers, s’est remise au lit, et tout cela dort comme un liron à l’heure que je vous parle. » Voltaire annonçait la même nouvelle à peu près dans les mêmes termes à l’abbé de Voisenon : « Mme du Châtelet, étant cette nuit à son secrétaire, selon sa louable coutume, a dit : Mais je sens quelque chose ! Ce quelque chose était une petite fille qui est venue au monde sur-le-champ. On l’a mise sur un livre de géométrie qui s’est trouvé là, et la mère est allée se coucher. »

Quatre jours après sa délivrance, Mme du Châtelet n’éprouvait qu’une extrême faiblesse, mais pas de souffrance. La chaleur était très forte et l’incommodait ; la fièvre de lait qui survint augmenta ce malaise ; elle demanda à boire de l’orgeat à la glace : sa garde-malade s’y opposa ; elle insista et voulut être obéie, mais à peine en eut-elle bu un grand verre que sa tête devint brûlante et que tous ses membres furent engourdis. Le médecin du roi de Pologne accourut, il jugea le cas très grave et demanda à s’adjoindre les meilleurs médecins de Nancy. Après deux jours d’étouffemens et de suffocations, on parvint à rappeler à la vie Mme du Châtelet. Elle paraissait hors de danger et reposait doucement. C’était le 10 septembre. Voltaire et le marquis du Châtelet quittèrent quelques instans la malade pour aller souper chez la marquise de Boufflers. Saint-Lambert et Mlle Duthil restèrent auprès d’elle ; Saint-Lambert s’était approché de son lit, et ils avaient échangé de tendres paroles ; puis, craignant de la fatiguer et s’apercevant que le sommeil la gagnait, Saint-Lambert alla s’asseoir à quelque distance. Dix minutes après, une sorte de râle s’échappa de la bouche de la malade ; Mlle Duthil et Saint-Lambert accoururent, ils la soulevèrent sur son séant, lui firent respirer des sels ; ils croyaient qu’elle n’était qu’évanouie : tous les secours furent impuissans, elle était morte.

Les derniers mots qu’elle avait prononcés avaient été des paroles d’amour à celui qu’elle avait tant aimé. Voltaire et M. du Châtelet, qu’on se hâta de prévenir, se précipitèrent dans la chambre suivis de tous les convives consternés. Voltaire et Saint-Lambert passèrent une partie de la nuit auprès de ce corps inanimé ; on ne pouvait les arracher à ce funèbre spectacle. Voltaire surtout était profondément ému ; quand il sortit de cette chambre, égaré, hors de lui, il gagna la porte du château et alla se heurter contre l’escalier extérieur. Sa tête frappa sur le pavé. Un domestique et Saint-Lambert vinrent à lui ; en reconnaissant ce dernier, il lui dit en sanglotant : Ah ! c’est vous qui me l’avez tuée !