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la même tragédie sanglante. — Niccolini a rassemblé dans son drame, — dont la scène est placée dans tous les lieux illustres de Rome, au Vatican, en face du Capitole, sur la place publique, dans les solitudes peuplées d’ombres antiques, — les personnages caractéristiques du temps, le pape Adrien IV, Frédéric Barberousse, des cardinaux et des sénateurs, des nobles et le peuple, les féroces soldats de l’empereur et les Suisses, que, selon Jean de Müller, Arnaldo avait emmenés avec lui à Rome en rentrant de son exil. Puis de toutes parts éclatent les lamentations des villes détruites par le fer et par le feu, de Tortona, d’Asti, de Chieri, de Trecate, à travers lesquelles Frédéric s’est frayé un chemin jusqu’à la cité éternelle. Dès-lors, on conçoit l’animation de cette grande tragédie, qui finit par la défaite de Rome révoltée contre le pape, par le martyre d’Arnaldo de Brescia livré aux flammes, et par la rentrée triomphale d’Adrien et de Frédéric faisant alliance pour mieux assurer leur empire et donner au pouvoir « cette unité qui le fait ressembler à Dieu. » Il est rare de voir mieux exprimés les mouvemens d’une multitude changeante sous la pression de quelque puissant agitateur. C’est ici le grand art de Shakspeare dans Jules César ou dans Coriolan. Arnaldo s’empare, par sa parole enflammée, de ce peuple assemblé en face du Capitole ; il le passionne en prêchant « Dieu et la liberté ! » Lui rappelle-t-il les vieux souvenirs romains, le peuple veut le faire tribun ou consul ; s’il lui fait sentir le poids de son esclavage, s’il retourne, pour ainsi dire, le fer dans la plaie, en répétant ces mots de saint Bernard : « Les Romains sont rebelles ou vils… pourquoi les craindre ? montre à l’Europe qu’ils ont la parole superbe et le pied rapide ! » le peuple crie, frémit, s’agite, étouffe la voix d’Arnaldo et le menace de mort ; et s’il réveille ses espérances au contraire, s’il lui présage la victoire et offre son sang en holocauste, alors de toutes les poitrines s’échappe un même cri : « Vive Arnaldo ! vive le saint !… C’est notre père !… » - Les chœurs sont aussi une des beautés d'Arnaldo da Brescia. Les Suisses et les Romains unissent leurs chants ; les premiers invoquent la liberté de leurs montagnes :

LES SUISSES. — Soyons frères ; notre fer dira aux barbares que nous sommes citoyens de Rome…
ARNALDO. — Soleil qui brilles sur notre hémisphère et qui renouvelles tout parmi nous, que la lumière de la vérité ait des rayons encore plus ardens que les tiens ! Que la flamme de l’esprit nouveau brûle toujours dans le cœur du guerrier ! Embrassez-vous ; ils sont plus que frères, ceux qu’unit une même pensée.