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Pour des yeux de province …
On ne vit qu’à Paris, et l’on végète ailleurs…
Tout le monde est méchant, et personne ne l’est…
L’aigle d’une maison n’est qu’un sot dans une autre…
L’esprit qu’on veut avoir gâte celui qu’on a…
Et c’est là qu’on entend le cri de la nature…


Et cent autres. Relu aujourd’hui, le Méchant se ressent un peu de cet inconvénient d’avoir trop réussi et d’être trop su d’avance. Pourtant il se maintiendra toujours à son rang littéraire, comme une des œuvres les plus honorables dans ce genre de la comédie mitigée et de l’épître morale, dont le mérite, lorsqu’il est universellement goûté par l’élite d’une nation ; donne la mesure certaine d’une qualité de civilisation bien polie et bien délicate.

Le succès du Méchant ouvrit à Gresset les portes de l’Académie ; il était donc à trente-neuf ans, en 1748, au comble, ce semble, de ses vœux et dans la plénitude de sa carrière, lorsque, sans qu’on vît bien pourquoi, il ressentit soudainement une grande lassitude et ne songea plus qu’à se retirer. Comme s’il avait pris à la lettre et tout-à-fait au sérieux son sujet du Méchant, et comme s’il s’était dit qu’il n’y avait pas à demeurer dans un pareil monde, il ne tourna plus désormais de regards qu’en arrière, vers la retraite et vers la vie de province. On le voit en 1749 obtenir des lettres patentes pour faire ériger en académie la Société littéraire d’Amiens ; il s’y disposait un abri commode et un petit sanctuaire à sa convenance. Au commencement de 1751, il se maria dans sa ville natale, et n’en sortit plus qu’en deux ou trois occasions obligées ; il y passa les vingt-six dernières années de sa vie.

A de telles déterminations qui tiennent de si près à la conscience et à la morale intime, il n’y a rien à opposer : l’idée qu’on peut se faire du cœur de Gresset gagne plutôt à le voir ainsi se dérober à ce qui eût tenté la plupart. La gloire dont il venait de goûter à pleine coupe dans l’applaudissement universel lui fut amère ; il parut sentir que c’était un breuvage trop fort pour lui, et il s’en détourna. Des pensées plus douces et plus humbles lui sourirent ; le bonheur domestique lui fit envie. Je ne sais qui disait de la situation de l’Autriche par rapport aux autres états plus remuans : Que voulez-vous ? ce sont des gens qui ont la bêtise d’être heureux. Gresset, à même de choisir, préféra ainsi le bonheur sûr à l’éclat hasardeux ; mais le bonheur trouve son prix en lui même, et il n’est guère intéressant à raconter.

Il ne tiendrait pas à M. de Cayrol que nous ne vissions dans ces