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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/126

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anglaise n’ayant été analysés par aucun écrivain du pays, il ne faut pas s’étonner que le professeur de Heidelberg, entouré de ses livres,a sans expérience de la vie anglaise, et qui, pour compléter son œuvre, comptait sur les ressources d’une logique ferme sans doute, mais faillible, se soit parfaitement trompé sur l’Angleterre.

Les courans contraires qui luttaient dans cette société étrange lui ont offert un phénomène inexplicable ; ainsi, il se demande comment la morale de lord Chesterfield, « cette moralité d’escroc très poli, a pu marcher d’accord et d’ensemble avec les caprices de Sterne et la magniloquence de Burke. » C’est que Chesterfield représentait une caste, Burke et Sterne deux autres. La vitalité hostile et durable des partis en Angleterre échappe à l’écrivain allemand ; s’il avait compris cette variété, il n’aurait pas dit que le goût encyclopédique français « a dominé l’Angleterre entre 1780 et 1795. » Jamais cela n’a pu être. Il a fallu au contraire un demi-siècle pour que le plus ouvert et le plus accessible des esprits, lord Brougham, triomphât de ses anciennes traditions de whig de 1812 et osât se montrer impartial envers Voltaire et Rousseau. L’Angleterre, au XVIIIe siècle, ne s’est point rapprochée de la France, comme le prétend M. Schlosser ; c’est la France qui s’est rapprochée avec violence de cette portion de la Grande-Bretagne, sceptique, rationaliste ou incrédule, qui reconnaissait Toland, Locke, Cudworth, Bolingbroke et Shaftsbury pour ses maîtres. À ce titre, et comme représentans des libres penseurs anglais, Gibbon et Hume sont venus trôner parmi nous ; ils n’étaient point, comme le dit M. Schlosser, « en proie à la contagion française. » Ils tenaient leur contagion de plus haut et de plus loin. Bolingbroke et Locke avaient depuis long-temps opéré sur Voltaire cette même inoculation dont Gibbon et Hume subissaient les conséquences ; ils écrivaient et pensaient comme libres agens, non comme imitateurs.

Gibbon a été spécialement maltraité par M. Schlosser, qui le nomme « un corps d’hippopotame avec une face de plum-pudding[1], » expressions trop humoristiques dans un sujet grave et sous la plume d’un écrivain qui condamne vivement les facéties symboliques de Hamann et de Hippel. Gibbon avait de la vanité et des ridicules ; le point de départ de son grand ouvrage est faux ; mais le mouvement auquel il se rattache est bien plus important que M. Schlosser ne le suppose. Ce personnage, qui, après avoir deux fois changé de religion et ne croyant à aucune, tout imbibé de l’esprit qui régnait chez Helvétius et

  1. Tome I, page 230