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homme singulier et besogneux, il essayait de tuer son talent comme ses qualités, brochait ses ouvrages, dépensait mal sa vie et restait honnête malgré ses travers, comme il restait homme de génie en dépit de sa nonchalance ; excellent prosateur et excellent poète, qu’il faut traiter avec plus de respect ; écrivain original et inspiré, naïvement élégant, et qui mérite cet éloge : Nihil tetigit quod non ornavit.

L’histoire des idées et des influences se trouve ainsi perpétuellement faussée par l’érudite théorie de l’écrivain. Marmontel, qui n’a jamais eu d’action sur son temps, mais qui a suivi et exploité avec une pesante habileté les idées contemporaines, est représenté comme un guide puissant. Toute son impulsion lui venait de Voltaire ; il était de ces hommes qui subissent la loi, sans jamais la donner. Sterne, représenté par M. Schlosser comme un écrivain « de progrès, » constitue au contraire un temps d’arrêt capricieux dans la civilisation littéraire de son pays ; il a fondu dans son métal de Corinthe toutes les tendances contradictoires des vieux partis et des sectes anciennes, sentimentalisme, indécence, pruderie, archaïsme, anglicanisme, catholicisme. Horace Walpole et Perey, qui réveillèrent le souvenir de l’antiquité féodale et frayèrent la route à Walter Scott, ne sont pas seulement cités, et l’auteur affirme que lord Byron a été le premier qui apportât quelque génie dans la « littérature du monde » (Welt-Literatur) : assertion, en vérité, incroyable, quand on pense au Moine de Lewis, homme du monde ; aux écrits de Walpole, la perle des salons ; aux ironies de Swift, qui vivait avec les chefs de l’état ; aux leçons morales d’Addison, qui fut ministre lui-même. Fielding n’est pas mieux apprécié. Lorsque le Tom Jones de Fielding et le Grandisson de Richardson commencèrent leur rivalité, le public « ne se retourna pas, comme le prétend M. Schlosser, du côté des peintures sentimentales de l’auteur de Paméla, parce que la vérité des tableaux de Fielding le fatiguait et qu’il aimait mieux rêver. » Cette hypothèse est ingénieuse, mais démentie par les dates et les faits. Richardson a triomphé surtout dans une coterie puritaine, Fielding dans le grand monde. La vogue religieuse de l’hypocrite Paméla suscita le mécontentement du joyeux cavalier Fielding ; on vit ce justice-of-peace, homme de race et bon compagnon, prendre la plume pour attaquer l’imprimeur puritain ; le duel s’engageant sur ce terrain presque politique, les deux champions se harcelèrent jusqu’à la mort, eurent tous deux leur public et leurs lecteurs, et les conservèrent long-temps ; le champ de bataille est resté à Fielding. Ces divers filons de la société