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baptiser sa fille sous les trois noms d'Elementaria-Prœnumerantia-Philanthropina, relatifs aux trois parties de son système, est excellent chez le docteur Schlosser ; mais on ne sait ni d’où il vient, ni à quoi il tient.

Quelles causes sociales déterminèrent aussi la sentimentalité werthérienne, cette mode extraordinaire de pleurer sans fin, cet obermanisme désespéré qui n’eut qu’un règne passager en France avec Arnaud Baculard, en Angleterre avec le docteur Young, mais qui pénétra les dernières couches de la société et de la bourgeoisie allemandes entre 1780 et 1790, et y persista long-temps, si bien que deux ouvrières joufflues et deux bonnes bourgeoises qui se rencontraient à Leipzig ou à Goettingue ne se demandaient plus : « Comment vous trouvez-vous (Wie finden sie sich) ? » mais : « Avez-vous versé de nombreuses larmes ? » ou bien : « Comment les souffrances de votre cœur se comportent-elles[1] ? » Ce penchant lacrymal favorisa le succès du Werther de Goethe, et celui de Kabal und Liebe (Intrigue et Amour), de Schiller ; les œuvres de Kotzebue en furent le produit définitif ; mais où donc prenait-il sa source ? M. Schlosser aurait bien dû nous en instruire. Ne serait-ce point dans ce néant de la vie pratique, dans cet étouffement extraordinaire et séculaire opéré par la vieille hiérarchie allemande, dans le poids colossal de cette société écrasée à tous ses étages par les Hochgebornen, les Wohlgebornen et les Durchlauchtig-Hochgebornen, dans le profond ennui qui en résultait, et le piétisme mystique et sentimental vers lequel les Lavater et les Jung Stilling dirigeaient leur essor comme vers un asile ? La Messiade de Klopstock est détrempée de ces larmes, consolation désespérée d’un état social intolérable ; pleurer est triste, s’ennuyer est pis encore. — Néanmoins, c’est chez le docteur Schlosser qu’il faut étudier les diverses écoles allemandes du XVIIIe siècle. Le reste de l’Europe est traité dans son livre d’une façon bien incomplète et souvent erronée.

On découvre aisément ce qui manque au vieux et vénérable docteur : c’est la pratique de la vie réelle. Il sait très bien les langues, la philosophie et même les livres ; il ne sait pas toujours les causes vivantes des livres. On croit le voir, du haut de sa tourelle silencieuse de Heidelberg, compulser et épuiser la bibliothèque du XVIIIe siècle, ne rien négliger des élémens de son travail, se mettre en quête de toutes les inductions possibles, s’emparer du savoir que les volumes

  1. Voir Schlosser, Werther und,Siegwart, t. II.