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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/18

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m’a enhardi à un point extrême. On m’a fait chanter et toucher du piano, je ne me suis pas fait prier. Nous étions à chaque repas vingt personnes à table, et j’ai eu le talent de les faire toutes rire. Bref, quand il a été question d’aller au Borgne, on ne voulait plus me laisser aller, et on a fait tout ce que l’on a pu pour reculer ce funeste départ… »

Cette lettre si folâtre (contraste funèbre !) est datée du lundi 21 janvier 1793. Riez, chantez à souhait, portez avec vous la joie, et soyez partout où vous entrez l’ame de la fête ! Vous avez beau l’ignorer ou l’oublier, ce contraste se reproduira chaque fois et chaque jour, pour qui le saura voir : publique ou cachée, il y aura toujours ce jour-là dans le monde une grande douleur, une infinité de grandes douleurs.

Les désastres de Saint-Domingue vinrent avertir les heureux colons que la foudre n’était pas loin. La révolution, là aussi, éclata, et avec la fureur d’un orage du tropique. La famille de Desaugiers et lui-même furent en proie à toutes les calamités qui assaillirent les blancs. Publiant en 1808 son premier recueil de chansons, il toucha, dans sa préface, quelque chose de ces horribles scènes dont il avait été témoin et victime ; mais, chez les êtres vivement doués et qui ont été désignés en naissant d’une marque singulière, la nature au fond est si impérieuse, et elle donne tellement le sens qui lui plaît à tout ce qui vient du dehors, qu’il y voyait plutôt un motif de s’égayer désormais et de chanter : « Permettez-moi, disait-il au lecteur en cette préface, de payer à la Gaieté, ma généreuse libératrice, un hommage que l’ingratitude la plus noire pourrait seule lui refuser ; daignez m’entendre, et vous en allez juger. C’est elle qui, me tendant une main secourable sous un autre hémisphère, adoucit pour moi les périls et les horreurs d’une guerre dont l’histoire n’offrira jamais d’exemple ; c’est elle qui me consola dans les fers où me retenait la férocité d’une caste sauvage ; c’est elle enfin qui, m’environnant de tous les prestiges de l’illusion, me fit envisager d’un œil calme le moment où, pris les armes à la main par ces cannibales, condamné par un conseil de guerre, agenouillé devant mes juges, les yeux couverts d’un bandeau qui semblait me présager la nuit où j’allais descendre, j’attendais le coup fatal… auquel j’échappai par miracle, ou plutôt par la protection d’un Dieu qui n’a cessé de veiller sur moi pendant le cours de cette horrible guerre. Une maladie cruelle fit bientôt renaître pour moi de nouveaux dangers ; ce n’était pas assez d’avoir été condamné par mes juges, je le fus par les médecins. J’allais périr…, quand la Gaieté, mon inséparable compagne,