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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/274

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croyez pas que le despotisme soit satisfait. Dix ans après encore, il ne se tiendra pas pour sûr de la victoire ; il prendra la moindre rumeur pour un bruit de fers qui se brisent, et dans sa terreur inquiète il proscrira les populations en masse, il les arrachera à ce sol qu’elles n’ont pu défendre, il les transportera à huit cents lieues de sa capitale, au-delà des déserts de l’Altaï.

Eh bien ! qu’il en soit ainsi. Un des braves de la Pologne, s’adressant à ses compatriotes dans un de ces anniversaires où ils se réunissaient pour parler de leurs frères morts, le disait avec raison : Peut-être, aveugle instrument de la Providence, Nicolas prépare-t-il l’avenir ; peut-être, en croyant servir sa vengeance et assurer le trône, des tsars, ménage-t-il à son empire ses plus redoutables ennemis. Dans les steppes de la Sibérie, sur les rives du Yeniseï, dans les vallées de l’Altaï et des Sayanes, les Polonais rencontreront les Cosaques, qui, eux aussi, eurent leurs jours de lutte, qui, eux aussi, firent trembler l’aigle moscovite dans son aire glacée. Encore quelques années, quelques siècles peut-être, car que sont les siècles dans la vie des nations ? -leurs enfans se reconnaîtront pour frères ; ils tendront la main aux fiers descendans de la race turque civilisés par le contact des Européens, aux paysans russes émancipés par le travail. De ces familles croisées naîtra une race énergique et intelligente, qui n’aura pas connu le servage, qui, fidèle au souvenir de ses pères, conservera comme un talisman le mot sacré de liberté. Ce peuple sera fort, car, en remuant la terre pour ensemencer ses champs, il en tirera de l’or et du fer, ces deux grands élémens de la puissance ; et quelque jour la Sibérie, vengeant la Pologne, brisera ce colosse informe qui, un pied sur l’Europe, l’autre sur l’Amérique, se croit inattaquable dans ses remparts de neige et rêve la conquête du monde.


A. DE QUATREFAGES.