Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/273

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

revient de droit à la couronne, et au lieu de le garder en Russie, comme on faisait autrefois, on l’envoie aujourd’hui en Sibérie.

Cette manière d’agir paraît d’abord révoltante, mais ce qu’elle a d’odieux ne tient réellement qu’à l’arbitraire absolu qui sert ici de règle. En effet, le serf russe devenu exilé colon gagne immensément au change. Dans la maison de son maître, il n’avait rien à lui ; il était esclave dans toute l’étendue du mot. En Sibérie, il trouve un champ, une maison qui lui appartiennent en propre ; il peut se livrer librement à toute industrie. Quoique exilé, il n’est plus attaché à la glèbe, et il a pour prison un pays grand comme l’Europe, où il peut en toute liberté choisir son lieu de domicile. Aussi ces anciens esclaves, aujourd’hui cultivateurs, ouvriers ou marchands, apprécient-ils en général très bien leur nouvelle position, et se félicitent-ils d’avoir encouru un châtiment auquel ils doivent la liberté et le bien-être. Tels sont du moins, nous racontait un jour M. de Tchihatcheff, les sentimens que lui exprimait un colon qu’il avait connu esclave à Saint-Pétersbourg. « Autrefois, lui disait cet homme, je n’aurais pu que rester debout en votre présence ; aujourd’hui, nous voilà assis à la même table, causant sur le pied de l’égalité. C’est que je vous reçois chez moi, monsieur le comte. » - « Chez moi ! » répétait-il avec un sentiment d’orgueil. Cet homme avait raison : son rôle dans la société était tout autre. De propriété il était devenu propriétaire ; de chose il était devenu homme !

M. de Tchihatcheff ne nous apprend rien sur le sort des exilés politiques. Chambellan de sa majesté impériale, il a gardé un silence prudent sur un sujet qui aurait pu lui faire revoir la Sibérie autrement qu’en qualité de voyageur. Nous voudrions pouvoir suppléer à cette lacune, mais ici les documens manquent. On connaît la sévérité de la police politique des tsars. Qui saura jamais ce que les déserts de la Sibérie ont entendu de plaintes douloureuses, ont vu couler de larmes de désespoir, versées par tant d’hommes dont le seul crime fut souvent d’avoir obéi aux impulsions les plus généreuses ? Ah ! c’est ici qu’apparaît tout l’odieux de ce despotisme sans frein, étrange importation en Europe des institutions asiatiques. En Angleterre, en France, à l’époque de nos tempêtes politiques, il s’est trouvé des hommes qui se jouaient de la vie et de la liberté de leurs concitoyens, mais jamais ces mauvais jours n’ont eu longue durée. Là-bas, sous les glaces du pôle, il en est autrement. Qu’un peuple entier se lève et, au nom du droit des nations, revendique sa place au soleil, qu’après une lutte héroïque il succombe et couvre de ses débris l’Europe entière, ne