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Quelques personnes, il en convenait, abusaient du pur amour et de l’abandon. « Je sais, écrivait-il à un ami, que des hypocrites, sous de si beaux noms, renversent l’Évangile[1]. » Comment donc s’arrêtait-il là, au lieu de conclure qu’il y avait sagesse à ôter les beaux noms aux hypocrites ? N’est-ce point par les effets que se jugent les doctrines ? Or, quelles marques plus sûres du danger d’une doctrine que son inutilité pour le plus grand nombre, et l’abus qu’en peuvent faire les hypocrites ?

Dans un moment d’impartialité et de calme, peut-être après sa soumission, il écrivait d’une personne d’Arras, qui se croyait dans cet état particulier où, selon lui, la doctrine du pur amour porte tous ses fruits : « On ne se trompe point, quand on ne veut rien voir et qu’on ne s’arrête à rien de distinct pour le voir, excepté les vérités de l’Évangile. Il arrive même souvent que les lumières sont mélangées : auprès de l’une qui est vraie et qui vient de Dieu, il s’en présente une autre qui vient de notre imagination et de notre amour-propre ou du tentateur, qui se transforme en ange de lumière[2]. » Que dire de plus juste de cette corruption insensible qui fait tourner les lumières mêmes en illusions et en mouvemens de vanité ? J’aurais cru ce passage de Bossuet, si je ne l’avais lu dans Fénelon.

Bossuet avait donc bien raison de se déclarer ouvertement contre la doctrine du pur amour, et de la condamner pour les effets mêmes que, de l’aveu de Fénelon, elle produisait chez certaines personnes. Le représentant du catholicisme, c’est-à-dire de l’universel, devait repousser une doctrine à l’usage d’esprits de choix, d’ames placées dans un certain état, et qui corrompait l’excellence même du christianisme, qui est d’être la religion de tout le monde, des esprits de toute nature et de tout état. L’amour pur substituait au christianisme populaire une sorte de christianisme de conférences secrètes et mystérieuses, un christianisme de beaux esprits, faisant leur nécessaire de ce qu’ils déclaraient n’être pas utile à tout le monde, et qualifiant eux-mêmes leur piété de piété distinguée. C’était, en effet, leur prétention de ne rien dire comme les autres, et la religion eut aussi ses précieuses. L’abbé de Chanterac, qui était du clergé et des amis de Fénelon, homme d’esprit et de vertu d’ailleurs, écrivait que le crime de la doctrine était sa sublimité même, et que le tort de Fénelon était cette plénitude qu’on prenait dans les apôtres pour de l’ivresse[3].

  1. Lettres de Fénelon.
  2. Lettres de Fénelon.
  3. Correspondance de Fénelon.