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l’ordinaire du jour. On nous a tant saturé le palais de genièvre et d’arack, qu’il pourrait se faire peut-être qu’un peu d’eau pure et naturelle puisée à la source voisine eût son mérite parmi nous. Inutile d’ajouter que dans tout ceci nul sentiment réactionnaire ne nous anime. En feuilletant cette infinité de publications poétiques que le libraire Cotta édite sans relâche, et qui, chose étrange, se vendent toutes plus ou moins, tant est vivace aujourd’hui encore le goût des vers dans cette Allemagne de Mme la comtesse Hahn-Hahn et de M. de Sternberg, il nous a semblé surprendre chez l’auteur de ce mince volume un romantisme doucement élégiaque, une fraîcheur native, que nous avons essayé de faire apprécier. Ici rien de titanique, de byronien. La douleur humaine, quand elle se rencontre, n’est guère qu’un soupir, qu’une larme assez rapidement séchée. Quant au cri déchirant de la conscience moderne, à ces accens sublimes qui ne résonnent que sur les lyres immortelles, demandez-les aux chantres de Werther et de René, de Childe-Harold et de Jocelyn. La muse dont nous parlons garde modestement la plaine et l’ombre, et si l’envie lui prend de parcourir les régions de l’air, ce n’est pas sur les ailes d’un aigle qu’elle voyage, mais sur le nuage d’Arnim et de Brentano qui l’entraîne à la chasse des elfes et des fées. Nous savons très bien que la Muse peut avoir de nos jours à remplir de plus sérieuses missions, et qu’il ne s’agit pas pour elle uniquement désormais de soupirer quelque élégie oiseuse au clair de lune, ou d’insuffler à l’aide d’une sarbacane je ne sais quelles vaporeuses silhouettes que le vent emporte. La poésie éclaire de son flambeau les plus secrets recoins de la vie des peuples ; la poésie chante l’épopée du cœur, et ne se lasse pas de redire d’âge en âge l’éternelle imprécation du Prométhée humain ; la poésie explore toute profondeur, tout abîme, et, comme Jésus-Christ, comme Dante, ne reculera pas devant la descente aux enfers. Bien entendu cependant qu’en explorations si solennelles l’esprit d’en haut interviendra. A Jésus-Christ lui-même la légende donne un ange pour guide ; Dante, comme on sait, eut Virgile. Or, pour peu qu’on ne soit pas bien sûr d’avoir quelque génie à ses côtés, j’imagine qu’on fera toujours mieux de restreindre sa sphère. En pareil cas, le plus prudent est encore de suivre le sentier de la fantaisie et de s’en aller rêver au bois voisin ; là du moins, si l’on s’égare, on a bientôt retrouvé sa voie, et le pire qui puisse arriver, c’est d’avoir perdu quelques heures.


HENRI BLAZE.