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et un réveil imparfait, les angoisses d’une demi-conversion après les ardeurs de l’orthodoxie, voilà les deux phases et l’histoire tout entière du fouriérisme.

La vie et les travaux de Fourier ont déjà trouvé leur historien ; nous ne voulons pas revenir sur une tâche accomplie dans cette Revue même[1]. Si nous suivons d’abord Fourier dans sa marche solitaire vers le passé, ce n’est qu’afin de mieux apprécier l’état actuel de la secte. Il est curieux de comparer la doctrine des maîtres aux théories des disciples, et de constater l’hérésie chez ceux même qui croient jeter les fondemens d’une nouvelle église.


I. – LE PHALANSTERE

Charles Fourier ne se propose pas une simple réforme industrielle. Qu’on se figure un homme qui possède six cent mille palais prêts à le recevoir dans toutes les parties du globe, qui éprouve seize fois par jour le ravissement d’un bonheur inattendu ; un homme dont le moindre acte est un plaisir, le moindre plaisir une action utile, et dont les jouissances les plus égoïstes se transforment comme par enchantement en actions héroïques glorifiées par l’humanité tout entière : tel est le sort que Fourier promet à tous les hommes. Ce premier degré de félicité une fois atteint, lorsque tous les hommes seront mille fois plus heureux que ne l’ont été les plus grands rois de la terre ; lorsqu’ils seront délivrés de tout ennui, de toute contrainte, la science même de ce bonheur terrestre découvrira tous les secrets de la vie et de la mort : elle pourra agir sur les forces les plus intimes de la création, et l’humanité s’élèvera dans une hiérarchie céleste par un miracle cosmogonique qui lui fera traverser des myriades de mondes au milieu de merveilles toujours nouvelles et toujours croissantes. On le voit, ici il ne s’agit pas du bien-être, mais du bonheur ; on ne promet pas une révolution, mais une transfiguration. Si Jésus-Christ annonçait la grace, Fourier nous assure à tous le paradis.

Fourier, on le devine, professe un souverain mépris pour la civilisation : il l’interroge au point de vue du bonheur, et la critique est facile. Suivant lui, la civilisation ne profite qu’aux riches, elle ne donne la richesse qu’à un vingtième du genre humain, et ce vingtième est soumis à toutes les chances, à tous les ennuis, à toutes les passions de la fortune. La civilisation se fonde sur la famille et la propriété. La famille renferme l’homme dans une vie bornée, monotone, souvent odieuse ; elle sacrifie les enfans, la femme : divisée dans le ménage, elle ne s’unit que pour lutter contre l’ordre public. La propriété est exposée à l’émeute, aux confiscations, aux procès, au vol, aux dilapidations : elle ne sert dans la civilisation qu’à développer cette féodalité que la famille contient en germe. Aussi la famille jointe à la propriété organise les castes, la guerre du manant et du seigneur. La tyrannie pousse à la révolte, le peuple s’insurge ; mais il n’échappe à la féodalité politique que

  1. Voyez, dans la livraison du 15 novembre 1831, l’article de M. Louis Reybaud sur Charles Fourier.