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phrase : « Seul maître, seul éloquent, seul beau, courageux, juste même à la mesure du boisseau des édiles, candide, pur… » Ce stoïcien si amusant dans Horace, ce Damasippe, qui croyait à l’extravagance des autres sans croire à la sienne, semble aussi montrer à l’avance sa silhouette chez Varron : « Comme à ceux qui ont la jaunisse ce qui est jaune et ce qui ne l’est point paraît jaune, ainsi, pour les fous, sages et fous sont des fous. » Je suppose encore que c’était à la manie du suicide, autorisée par le stoïcisme, qu’il était spirituellement fait allusion dans ce fragment : « Il se tua avec un coutelas de cuisine ; on n’avait pas encore mis en faveur les petits couteaux importés de Bithynie. » Voilà un double trait contre la mode du temps et contre les philosophes. Du reste, Varron en tout n’attaquait que l’abus ; ainsi je trouve qu’il défendait la sobriété d’Épicure contre la gourmandise de ses disciples : « Il ne ressemblait pas, dit-il, à nos débauchés, pour lesquels la cuisine est la mesure de la vie.. » On devine quel vif et piquant intérêt devaient avoir pour la société élégante des César et des Catulle ces expositions comiques de doctrines qu’ils entendaient enseigner chaque jour, ces plaisanteries allusives à des disputes qui passionnaient tous les esprits. Sans doute, le peu que nous pouvons recueillir ici n’est guère que de la poussière d’érudition ; mais heureusement on se souviendra qu’un rayon tombant dans l’obscurité suffit pour découvrir à l’œil tout un monde d’atomes en mouvement. C’est le néant de la mort qui revient un moment à la vie : or nous vivons, et il doit toujours y avoir en nous un peu de tendresse et de curiosité pour ce qui a vécu.

Varron tout à l’heure parlait de gourmandise ; c’est un sujet sur lequel, ainsi que tous les anciens satiriques et comiques, il revient avec une verve intarissable. L’appétit des Romains restera toujours un problème pour les estomacs des érudits modernes. Lucile[1] déjà s’était écrié : « Vivez, gloutons, mangeurs ! vivez, ventres ! » L’auteur des Ménippées reprend ce thème et raille « les grands gosiers des gloutons » et « ces cohortes de cuisiniers, de pêcheurs à la ligne et d’oiseleurs » qui encombraient les rues. Hélas ! qu’était devenu le temps où Caton ne mangeait à son premier repas que du pain avec de l’eau vinaigrée, ce temps regretté de Lucile, où l’oseille était le mets en faveur, et où les plus raffinés n’avaient que deux plats à leur dîner[2] ! Peu à peu les enfans eux-mêmes avaient pris les vices de leurs pères, et Varron les montre même « trébuchant dans la maison

  1. II, 26 ; éd. Corpet.
  2. Duobus ferculis epulabantur. (Servius, ad AEneid, 1, 726.)