Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/486

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

a tiré le monde du chaos et il a créé (je dis créé au sens le plus rigoureux du mot) l’ame de l’homme sans aucune nécessité extérieure, et par ce motif seul qu’il est bon[1]. Enfin il est la beauté sans mélange, inaltérable, immortelle, qui fait dédaigner toutes les beautés terrestres à qui l’a une fois entrevue[2]. Le beau et le bien absolu est trop éblouissant pour que l’œil d’un mortel puisse le regarder en face ; il le faut contempler dans les images qui nous le révèlent, dans la vérité, dans la beauté, dans la justice, telles qu’elles se rencontrent ici-bas et parmi les hommes, de même qu’il faut habituer peu à peu l’œil du captif enchaîné dès l’enfance à la splendide lumière du soleil[3]. Notre raison éclairée par la vraie science[4] peut apercevoir cette lumière des esprits ; la raison bien conduite peut aller jusqu’à Dieu, et il n’est pas besoin pour y atteindre d’une faculté particulière et mystérieuse.

Plotin s’est égaré en poussant à l’excès la dialectique platonicienne, et en l’étendant au-delà du terme où elle doit s’arrêter. Dans Platon, elle se termine aux idées, à l’idée du bien, et produit un Dieu intelligent et bon. Plotin l’applique sans fin, et elle le conduit dans l’abîme du mysticisme. Si toute vérité est dans le général, et si toute individualité est imperfection, il en résulte que tant que nous pourrons généraliser, tant qu’il nous sera possible d’écarter quelque différence, d’exclure quelque détermination, nous n’aurons pas atteint le terme de la dialectique. Son objet dernier sera donc un principe absolu sans aucune détermination. L’abstraction n’épargnera pas en Dieu l’être

    nous avons traduit pour la première fois. « L’Étranger. — Mais quoi, par Jupiter ! nous persuadera-t-on si facilement que dans la réalité le mouvement, la vie, l’ame, l’intelligence, ne conviennent pas à l’être absolu ? que cet être ne vit ni ne pense, et qu’il demeure immobile, immuable, sans avoir part à l’auguste et sainte intelligence ? — Théétète. — Ce serait consentir, cher Éléate, à une bien étrange assertion. — L’Étranger. — Ou bien lui accorderons-nous l’intelligence en lui refusant la vie ? — Théétète. — Cela ne se peut. — L’Étranger. — Ou bien encore dirons-nous qu’il y a en lui l’intelligence et la vie, mais que ce n’est pas dans une ame qu’il les possède ? — Théétète. — Et comment pourrait-il les posséder autrement ? — L’Étranger. — Enfin que, doué d’intelligence, d’ame et de vie, tout animé qu’il est, il demeure dans une complète immobilité ? — Théétète. — Tout cela me paraît déraisonnable. »

  1. Le Timée, p. 119. — « Disons la cause qui a porté le suprême ordonnateur à produire et à composer cet univers : il était bon. »
  2. Banquet. Discours de Diotime, t. VI.
  3. République, ibid.
  4. Ibid.