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pour nous le type de l’individualité. La conscience dégraderait l’idéal de la connaissance dialectique, où toute division, toute détermination doit être absente pour répondre à l’absolue unité de son objet. Ce mode de communication pure et directe avec Dieu, qui n’est pas la raison, qui n’est pas l’amour, qui exclut la conscience, c’est l’extase (ἔϰστασις). Ce mot, que Plotin a le premier appliqué à ce singulier état de l’ame, exprime cette séparation d’avec nous-mêmes que le mysticisme exige et dont il croit l’homme capable. L’homme, pour communiquer avec l’être absolu, doit sortir de lui-même. Il faut que la pensée écarte toute pensée déterminée, et, en se repliant dans ses profondeurs, arrive à un tel oubli d’elle-même que la conscience soit ou semble évanouie. Mais ce n’est là qu’une image de l’extase. Ce qu’elle est en soi, nul ne le sait ; comme elle échappe à toute conscience, elle échappe à la mémoire, elle échappe à la réflexion, et par conséquent à toute expression, à toute parole humaine.

Ce mysticisme rationnel ou philosophique repose sur une notion radicalement fausse de l’être absolu. À force de vouloir affranchir Dieu de toutes les conditions de l’existence finie, il en vient à lui ôter les conditions de l’existence même. Il a tellement peur que l’infini ait quoi que ce soit de commun avec le fini, qu’il n’ose reconnaître que l’être est commun à l’un et à l’autre, sauf la différence du degré, comme si tout ce qui n’est pas n’était pas le néant même ! L’être absolu possède l’unité absolue, sans aucun doute, comme il possède l’intelligence absolue ; mais, encore une fois, l’unité absolue, sans un sujet réel d’inhérence, est destituée de toute réalité. Réel et déterminé sont synonymes. Ce qui constitue un être, c’est sa nature spéciale, son essence. Un être n’est lui-même qu’à la condition de ne pas être un autre : il ne peut donc pas ne pas avoir des traits caractéristiques. Tout ce qui est est tel ou tel. La différence est un élément aussi essentiel à l’être que l’unité même. Si donc la réalité est la même chose que la détermination, il s’ensuit que Dieu est le plus déterminé des êtres. Aristote est bien plus platonicien que Plotin lorsqu’il dit que Dieu est la pensée de la pensée, qu’il n’est pas une simple puissance, mais une puissance effectivement agissante[1], entendant par là que Dieu, pour être parfait, ne doit rien avoir en soi qui ne soit accompli. C’est à la nature finie qu’il convient d’être jus-

  1. Livre xii de la Métaphysique. Voyez notre ouvrage De la Métaphysique d’Aristote, seconde édition, p. 200 sqq.