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Le mysticisme alexandrin est le mysticisme le plus savant et le plus profond qui soit connu. Dans les hauteurs de l’abstraction où il se perd, il semble bien loin des superstitions populaires, et pourtant l’école d’Alexandrie réunit la contemplation extatique et la théurgie. Ce sont là deux choses en apparence incompatibles, mais qui tiennent à un même principe, à la prétention d’apercevoir directement ce qui échappe invinciblement à toutes nos prises. Ici un mysticisme raffiné aspire à Dieu par l’extase ; là un mysticisme grossier croit le saisir par les sens. Les procédés et les facultés employées diffèrent ; mais le fond est le même, et de ce fond commun sortent nécessairement les extravagances les plus opposées. Apollonius de Tyane est un alexandrin populaire, et Jamblique, c’est Plotin devenu prêtre, mystagogue, hiérophante. Un culte nouveau éclatait par des miracles ; le culte ancien voulut avoir les siens[1], et des philosophes se vantèrent de faire comparaître la Divinité devant d’autres hommes. On eut des démons à soi et en quelque sorte à ses ordres ; on n’invoqua plus seulement les dieux, on les évoqua. L’extase pour les initiés, la théurgie pour la foule.

De tous temps et de toutes parts, ces deux mysticismes se sont donné la main. Dans l’Inde et dans la Chine, les écoles où s’enseigne l’idéalisme le plus quintessencié ne sont pas loin des pagodes de la plus avilissante idolâtrie. Un jour on lit le Bhagavad-Gita ou Lao-tseu[2], on enseigne un dieu indéfinissable, sans attributs essentiels et déterminés, et le lendemain on fait voir au peuple telle ou telle forme, telle ou telle manifestation de ce dieu qui, n’en ayant pas une qui lui appartienne, peut les recevoir toutes, et qui, n’étant que la substance en soi, est nécessairement la substance de tout, de la pierre et d’une goutte d’eau, du chien, du héros et du sage. Ainsi, dans le monde ancien, sous Julien par exemple, le même homme était à la fois professeur à l’école d’Athènes et gardien du temple de Minerve ou de Cybèle, tour à tour chargé d’obscurcir et de subtiliser le Timée et la République, et de déployer aux yeux de la multitude soit le voile sacré[3], soit la châsse de la bonne déesse[4], et, dans l’une et l’autre fonction, prêtre ou philosophe, en imposant aux autres et à lui-même,

  1. Fragmens philosophiques. Philosophie ancienne, article Eunape.
  2. Tome II de la seconde série de nos cours, Esquisse d’une histoire générale de la Philosophie, leçons v et vi.
  3. Voyez l’Euthyphron, tome Ier de notre traduction de Platon.
  4. Lucien, Apulée, Lucius de Patras, etc.