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dit couverte, ils ne fleurissent, hélas ! que dans l’imagination des poètes : la température de la vega est trop froide pour qu’ils puissent y passer l’hiver en plein vent. Encore une illusion dont il faut porter le deuil ! Passé Alhendin, le terrain, jusqu’alors plat et uni, commence à se briser et s’accidente de plus en plus. Un étroit défilé s’ouvre et débouche au pied d’une éminence d’où la vue embrasse la vega tout entière, Grenade au bout et le magnifique déploiement de la Sierra-Nevada, dont les deux grands pics rivaux, Mulehacen et la Veleta[1], sont couverts de neige en toute saison ; de là l’épithète de Nevada, donnée à cette admirable montagne. Le Xénil en descend et serpente à travers les moissons d’or, pour aller baigner les tours vermeilles de l’Alhambra. On dit que le dernier roi more, Abu Abdalla, surnommé Rey Chico (roi petit) dans les romances espagnoles, s’arrêta sur cette colline en partant pour son exil de l’Alpuxarra, et ne put retenir un profond soupir en voyant sa chère Grenade pour la dernière fois. Son visir, Joseph Aben Tomixa, qui l’accompagnait, lui dit : « Réfléchissez, seigneur, que les grandes infortunes, pourvu qu’on les supporte avec force et courage, rendent les hommes aussi fameux dans l’histoire que les grandes prospérités. — Hélas ! répondit en pleurant le pauvre roi détrôné, quelles adversités égalèrent jamais les miennes ! — Tu as raison, lui dit alors sa mère Zoraya, de pleurer comme une femme le royaume que tu n’as pas su défendre comme un homme. » Ce lieu s’appelle encore aujourd’hui Soupir du More.

Au-delà de cette colline commence le Val-de-Lecrin, dont le nom arabe signifie vallée d’allégresse ; le pays en effet m’a semblé riant, bien cultivé, bien planté, plus varié surtout, et beaucoup plus pittoresque que la monotone et trop fameuse vega grenadine. Abritée contre les vents du nord par la Sierra-Nevada, la terre y est propre à toutes les cultures ; l’olivier y abonde, les arbres les plus délicats, l’amandier, l’oranger, le citronnier, y prospèrent sans effort ; ajoutez à cela le charme et la fraîcheur des eaux courantes qui sillonnent en tous sens ces campagnes privilégiées. Le premier village du val est Padul, le second Dureal, peuplés tous deux de laboureurs et de jardiniers. La route, d’abord assez commode et presque accessible aux charrettes, sinon aux carrosses, devient rude, rocailleuse, difficile, et suit brutalement les aspérités du terrain. Un ravin s’ouvre-t-il ? elle descend à pic jusqu’au fond et remonte ensuite en ligne droite le revers opposé, si escarpé qu’il soit. Quoiqu’il fût de bonne heure encore, la chaleur était déjà si forte, qu’il fallut faire une halte au hameau de Talara pour laisser rafraîchir les montures ; mais l’hôtellerie ou venta était si dénuée, si sale, si repoussante, que je n’y voulus pas même entrer et m’allai coucher sous les oliviers, au pied d’une longue arête de rochers taillés en scie, et dont les têtes chauves se dessinaient en gris pâle sur le bleu foncé du ciel. Les oiseaux se taisaient, en revanche toutes les cigales de la province chantaient en chœur dans les champs moissonnés de la veille.

À mesure qu’on avance, le pays devient plus montagneux et par conséquent

  1. Le pic de Mulehacen a 1,800 toises de haut ; la Veleta, une trentaine de moins.