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mais ce sont des sacrifices faits au préjugé populaire, qui, bien loin de déguiser la partialité du poète, la font paraître au contraire dans tout son jour. Ces légers palliatifs n’entament pas le fond du drame : quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, le héros de la pièce est un More, et le personnage odieux, un chrétien. Je m’imagine que le parterre de Madrid ne dut pas assister sans une extrême surprise à la représentation de cette comédie généreuse et téméraire. Louer des révoltés, des musulmans, en face de sa majesté catholique, à la barbe des inquisiteurs…, quel scandale ! Il n’est pas bien certain que, sur ses vieux jours, Calderon, devenu prêtre et dévot, n’ait pas fait pénitence, et que le saint auteur des Autos sacramentales n’ait pas désavoué l’auteur profane du Siège de l’Alpuxarra.

Ces préliminaires se sont beaucoup étendus, trop peut-être. Revenons à notre point de départ, car il s’agit ici d’un voyage, non d’une histoire. Partons enfin pour l’Alpuxarra, maintenant que nous avons pris une connaissance générale des choses et des hommes qui ont fait un nom à cette terrible contrée.


II.

Je sortis de Grenade le 4 juillet, à quatre heures du matin : c’était l’époque des grandes chaleurs, il fallait profiter des premières heures de la journée ; dès huit heures, le soleil est brûlant. Je montais un cheval de louage assez bon. L’inévitable mozo, qui cumule les fonctions d’écuyer, de fourrier et de guide, nie suivait sur une mule rétive chargée de mon léger bagage. Comme le pays est loin d’être sûr (quel pays est sûr en Espagne ?), l’intendant de Grenade, qui alors était M. Alexandre Mon, aujourd’hui ministre des finances, m’avait donné pour escorte deux carabiniers du fisc, dos carabineros de la real hacienda, bien montés et armés jusqu’aux dents. J’avais moi-même dans mes fontes une paire de pistolets biscaïens, et à ma selle pendait un rétac, retaco, sorte de tromblon fort court que les contrebandiers portent sous leur manteau et qu’on charge jusqu’à la gueule. Je ne parle que pour mémoire d’un yatagan maure qui brillait à ma ceinture. Tout cela réuni ne laissait pas de composer un arsenal fort respectable, et c’est ce qu’il fallait, car on va en partie de plaisir comme à la guerre dans cette bienheureuse Espagne. La petite caravane ne fut au complet qu’à Armilla, village situé à une lieue de Grenade ; un des carabiniers s’était fait attendre, la mule n’était pas chargée à l’heure fixée, que sais-je encore ? Si, comme l’affirme le sage Franklin, le temps est l’étoffe des choses, on peut dire de l’Espagnol qu’il taille en plein drap ; il n’est jamais pressé ; n’arrivera-t-il pas toujours assez tôt ? Mañana et que importa ? demain ! et qu’importe ? sont les deux mots favoris du vocabulaire et de la philosophie péninsulaire ; un voyage au-delà des Pyrénées est une école de patience et de résignation.

Albendin est le dernier village de cette vega ou campagne de Grenade, à mon avis, beaucoup trop vantée ; qu’y voit-on en effet ? Du blé, toujours du blé et encore du blé. Ce n’est pas la peine de venir si loin pour en voir ; il suffit, d’aller en Beauce, Quant à ces citronniers, ces orangers dont on la