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l’armée entière franchit homme à homme le gouffre béant sous ses pieds. Le pas est forcé, la victoire reste aux chrétiens ; mais ils en profitèrent mal, et prirent si peu de précautions pour assurer leurs cantonnemens, que, surpris quelques jours après dans le village où ils s’étaient établis, ils y furent massacrés jusqu’au dernier par les monfis. Ces souvenirs guerriers sont bien loin de nous, et ces contrées, jadis si turbulentes, sont rendues depuis longtemps au calme, à la paix des travaux rustiques. Arrivé sur ce pont redoutable, je n’y trouvai ni arquebusiers chrétiens ni arbalétriers mores, mais une belle jeune fille aux yeux bleus, qui me présenta gracieusement des fruits dans une corbeille de jonc.

Le site est sauvage et semble avoir été tourmenté, bouleversé par la fureur des eaux diluviennes, ou par quelque tremblement de terre inconnu. Le sol est partout sillonné de crevasses profondes, et d’énormes quartiers de roc gisent entassés pêle-mêle les uns sur les autres, comme les débris d’une montagne écroulée ; c’est à peine si, en quarante siècles, une végétation maigre et chétive a pu mordre sur ces blocs rebelles à toute culture. Peu à peu cependant, cette âpre nature s’adoucit, la plaine reverdit, les collines se boisent ; viennent d’abord les châtaigniers, puis les oliviers, les mûriers, et enfin les citronniers, les orangers, inséparables, dans notre imagination, de ces contrées méridionales. Les vignes, qui, de juillet à décembre, donnent un raisin délicieux, se suspendent amoureusement aux bras touffus des alisiers ; des sources jaillissent du pied des coteaux ; des ruisseaux murmurent et fuient de tous côtés à travers les bois et les prés aromatiques. Beaucoup de ces eaux sont minérales, et attirent dans la belle saison les malades et les oisifs des quatre points de l’Andalousie. Ajoutons qu’en fouillant les flancs de ces collines charmantes, on découvre des marbres qui ont l’éclat de la nacre, et une albâtre qui figure l’agate. Le pic de la Veleta, ce roi glacé de la Sierra-Nevada, protège au nord ce paradis de verdure.

Il y avait long-temps que je n’avais joui d’une si belle nature et d’une si belle soirée ; le soleil baissait ; les hauteurs de la sierra se teignaient déjà de la pourpre vive du couchant ; tout imprégnée du subtil et puissant parfum des orangers, la brise des montagnes rafraîchissait l’atmosphère embrasée, et ravivait en passant les plantes brûlées par les ardeurs du soleil. Le grand et beau village de Lanjaron, un bourg, si vous voulez, bâti au milieu de cet Éden champêtre, n’est qu’une longue rue droite qu’il me fallut traverser d’une extrémité à l’autre. Les hommes étaient sans doute aux champs, car je n’en vis pas un seul dans le village ; mais les femmes, en revanche, y étaient au grand complet. Elles prenaient le frais au seuil de leurs maisons ; celles-ci filaient, celles-là brodaient, quelques-unes chantaient sur la guitare. La plupart étaient blondes, chose rare en Espagne, et toutes, suivant la mode andalouse, portaient coquettement dans leurs cheveux une rose épanouie. En passant sous le feu croisé de tous ces beaux yeux curieux et moqueurs, j’entendis voltiger à mes oreilles les remarques les plus piquantes et les plus singuliers commentaires. Les timides, chuchottaient et souriaient en tapinois ; les autres s’interpellaient