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hardiment d’une porte à l’autre en se montrant du doigt la caravane, et l’on riait, Dieu sait comme ! car on avait les dents blanches. Le pauvre voyageur n’était pas épargné, et la charité chrétienne n’inspirait pas, on le devine, la verve de ces railleuses impitoyables. La pointe acérée de leurs bons mots piquait au vif ; leurs quolibets mordaient jusqu’au sang. Un lézard tombé dans une fourmilière n’y eût pas été mieux dépecé, et n’en serait pas sorti en plus mauvais état ; mais le moyen de se fâcher, elles étaient si jolies !

Lanjaron passé, on descend par une pente abrupte dans un torrent indompté, où l’on marche quelque temps au bruit des moulins et des cascades. On traverse ensuite un pays couvert, d’où l’œil s’égare à perte de vue dans un dédale immense de montagnes enchevêtrées les unes dans les autres, et qui, sous le nom général de la sierra de Luxar, vont mourir au Château de Fer, sur les marines de Motril et d’Adra. Les tons dorés et chauds du couchant s’étaient affaiblis, puis éteints ; les premières crêtes de l’Alpuxarra ondoyaient devant moi dans les brumes blafardes du crépuscule, et au-dessus des autres cimes, bien haut dans la nue, se dessinaient pâles, mornes, menaçans comme deux spectres gigantesques, les pics souverains de la sierra neigeuse, Mulehacen et la Veleta. Un diadème d’étoiles couronnait leurs têtes blanches.

La nuit nous surprit au milieu d’un second torrent où finit le Val-de-Lecrin, et qu’on passe à gué comme tous les autres. Nous abordâmes fort tard et fort las à Orgiva, où je revus par compensation l’hospitalité d’un compatriote. L’aubergiste était Français, Auvergnat de naissance et chaudronnier de son métier. L’Espagnol a fort peu d’estime pour cette profession, qui jadis était l’apanage exclusif des gitanos ; aujourd’hui cependant, il faut bien le dire, quelque humiliant que soit cet aveu pour l’amour-propre national, nos concitoyens font concurrence aux fils de la Bohême, et s’en vont exercer par-delà les Pyrénées leur industrie nomade ; bien plus, ils tondent les mules et hongrent les poulains nouveau-nés, ce qui, en Espagne, est regardé comme le dernier terme de la dégradation. Nonobstant le préjugé péninsulaire, l’enfant du Cantal, passant par Orgiva, avait touché le cœur de la posadera, qui pour lors était veuve, et l’avait épousée, elle et sa posada. Je voudrais faire ici leur éloge ; malheureusement l’hôtelière était laide, l’hôtellerie était sale, et quant à l’hôte, quoiqu’il m’eût servi le vin du curé, c’est-à-dire le meilleur du cru, je n’ai jamais payé plus cher un plus mauvais souper. Joignez à cela que l’honnête Auvergnat s’entendit avec le non moins honnête mozo pour me faire payer la dépense des montures, laquelle, selon nos conventions, n’était pas à ma charge. — Orgiva, gros bourg bâti au pied de l’Alpuxarra, forme un petit canton distinct qui confine avec les montagnes au midi, et au nord, avec Torbiscon. La population s’adonne aux travaux agricoles. Quoiqu’inégal et coupé, le territoire est fertile en produits de toute espèce, et les procédés ruraux des anciens Mores y sont restés en usage comme dans les huertas de Valence et de Murcie.

Le jour suivant, j’étais à cheval une heure avant le jour. Une descente rude et pierreuse nous conduisit au fleuve Guadalfeo, qu’il nous fallut traverser