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et les Bretons des hameaux et des bords de la mer, les pâtres, les fermiers, les pêcheurs, les mendians, les fileuses. Je vois sous vos pinceaux vivre, respirer, agir la Bretagne villageoise et populaire. C’est à merveille ; mais la Bretagne héroïque ? mais les Bretons de l’histoire, quelle place occupent-ils dans votre ouvrage ? Une bien petite assurément. À peine, ici ou là, quelques vers en l’honneur d’Arthur, à peine un souvenir du combat des Trente et de Beaumanoir, à peine un vers ou deux sur Du Guesclin, ou plutôt sur les doigts pieux qui filèrent sa rançon ; aucune mention des Montfort, des Chateaubriand, des Clisson ; rien, ou presque rien des grands évènemens, des grandes guerres de la Bretagne. Vous l’avez ainsi voulu ; soit ! Mais alors pourquoi intituler votre œuvre, réduite à ces proportions restreintes, les Bretons ? Quand Louis de Camoens intitulait son poème immortel os Lusiadas (les Portugais), il ne se proposait pas de rejeter systématiquement dans l’ombre les grandes figures des Pachéco, des Albuquerque et des dom Jean de Castro, pour mettre sur le premier plan les chevriers de l’Alemtejo et les matelots de l’Algarve. Je sais à merveille que toute l’originalité du poème qui nous occupe est justement dans cette interversion des rôles. Je ne demande, certes, pas mieux qu’après l’épopée héroïque on nous donne l’épopée villageoise et populaire : je m’en réjouis même, et j’y applaudis au nom de l’art et de l’esprit moderne ; mais je ne voudrais pas qu’en traçant l’épopée des chaumières bretonnes, on affectât une forme et un titre propres à faire supposer qu’on a cru tracer ainsi toute l’épopée de la Bretagne. Lorsque Thomas Gray chanta le cimetière de campagne[1], il eut soin, et avec raison, de ne pas réveiller par un titre trop sonore l’écho des tombes de Westminster.

Cela dit, et l’intention du poète bien expliquée et replacée dans ses limites véritables, il n’y a, je le répète, presque que des éloges à donner à l’exécution. Sans exciter un intérêt bien vif, le livre soutient constamment l’attention, grace à la poésie des détails, qui ne fait jamais défaut. J’ai cité des fragmens assez étendus pour qu’on ait pu apprécier le rare mérite de l’écrivain. Il m’aurait fallu transcrire les trois quarts de l’ouvrage, si j’avais voulu mettre sous les yeux des lecteurs tous les morceaux excellens qu’il renferme. Je me contenterai de signaler plus particulièrement le convoi du fermier, peinture naïve et achevée, les pilleurs de côtes, qui rappellent un des meilleurs morceaux de George Crabbe[2], le repas et le bal des pauvres, scène

  1. Elegy written in a country church-yard
  2. Dans le Bourg, lettre Ire.