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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/571

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un peu avinée, dans le goût de Teniers. Je recommande aussi la rencontre des cinq Bretons, idée heureuse, qui met aux prises, le verre à la main, dans une auberge, un pâtre de Cornouailles, un marchand de toile de Tréguier, un marin de Vannes et un prêtre de Léon, qui chacun à l’envi, comme des flûtes qui s’appellent, chantent les louanges de leur pays, en présence d’un cinquième interlocuteur qui salue et glorifie, sur un ton plus épique, leur sœur commune, la Bretagne galloise ; car, malgré les flots qui séparent les deux rivages, M. Brizeux fait communiquer les deux poésies jumelles, comme les eaux d’Alphée et d’Aréthuse. On le voit, notre poète élargit, autant qu’il lui est possible, les frontières de sa Bretagne ; mais il y demeure, et il s’y enferme ; il y a emprisonné sa muse, comme une odalisque dans un harem. Cette sorte de poésie patriotique et locale, qui s’implante et se cantonne, pour ainsi dire, entre certaines circonscriptions géographiques, est une dernière protestation de l’esprit de race contre le progrès incessant des nationalités modernes ; c’est une résistance à l’invincible courant de l’humanité, une protestation douloureuse de la poésie du passé contre le prosaïsme du présent ; c’est un sentiment vrai, religieux, légitime, mais qui a contre soi l’avenir. Depuis cinquante ans, l’Angleterre a produit de mémorables exemples de ces inspirations locales ; d’abord les poètes du Cumberland et du Westmoreland, puis Walter Scott, le glorieux barde de l’Écosse, et Thomas Moore, la dernière lyre de l’Irlande, sans compter Burns, à la fois le Béranger et le Jasmin de l’Ayrshire. M. Brizeux, comme ce dernier, écrit dans les deux langues ; mais, sans vouloir le moins du monde prêcher l’inconstance au poète armoricain, je ne puis m’empêcher de faire des vœux pour qu’il secoue, dans un avenir prochain, la poussière de sa Bretagne. S’il lui est réservé de grandir encore, ce que j’espère, ce n’est qu’à la condition de renouveler sa palette. Qu’il le sache bien ; les grands esprits ne se sont jamais laissés parquer dans un domaine unique et étroit. Les meilleurs parmi ceux que nous venons de citer, Walter Scott et Moore, n’ont-ils pas fait maintes glorieuses échappées hors de leurs frontières ? Walter Scott n’a-t-il pas su peindre à merveille (outre l’Angleterre) les cours de France et de Bourgogne dans Quentin Durward et la Syrie dans Ivanhoë ? Thomas Moore n’a-t-il pas fait à la verte Érin de charmantes et nombreuses infidélités pour les péris de l’Orient ? Il faut, pour atteindre à une vraie et solide renommée, que la muse de M. Brizeux acquière deux qualités dont elle ne s’est pas encore montrée suffisamment pourvue, la flexibilité et l’invention.