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né de parens nobles, a dû, pour prêcher le vœu de tempérance, visiter les chaumières plus assidument qu’autrefois ; il a servi d’intermédiaire entre les paysans et leurs anciens maîtres. De vieux ressentimens, entretenus par l’Autriche et la Russie, élevaient comme une insurmontable barrière entre les classes inférieures et les magnats. On sait que ces fiers châtelains, tout en maudissant le knout russe, aimaient le fouet polonais et s’en servirent long-temps contre leurs serfs. Les fils affranchis de ces esclaves se souvenaient encore des injures faites à leurs pères ; les conquérans savaient d’ailleurs les leur rappeler au besoin. Le but de la politique russe et allemande en Pologne est de séparer par tous les moyens les paysans des nobles[1]. En paraissant protéger les paysans contre d’anciens oppresseurs, le tsar était même parvenu à les gagner et à rompre les derniers liens qui les attachaient aux nobles, avec lesquels la Russie voudrait identifier la cause nationale. Les sociétés de tempérance, en mêlant ensemble les différentes classes, ont fait heureusement cesser leur désaccord. Le laboureur a compris que ses intérêts étaient au fond les mêmes que ceux de la noblesse, et le zèle inaccoutumé du clergé pour leur cause a porté les villageois à choisir dans leurs différends avec les seigneurs leurs curés comme arbitres, de préférence aux officiers russes. Les seigneurs ont accepté de bonne grace cette médiation ecclésiastique, qui, tout en humiliant leur ancien orgueil voltairien, leur paraît encore préférable à la médiation russe. De là le pouvoir extraordinaire que gagne le prêtre polonais depuis quelques années, pouvoir comparable sous certains égards à la puissance temporelle qui, décernée par le peuple grec à son clergé, après la conquête ottomane, assura la conservation de la nationalité hellénique. Malgré les mille artifices mis en œuvre depuis dix ans pour tourner les paysans de la Pologne contre la noblesse, la franche réconciliation qui s’opère entre toutes les classes du pays est de plus en plus le résultat de l’oppression commune. Les paysans, jusqu’ici étrangers aux complots politiques des seigneurs, entrent maintenant par milliers dans les conspirations. Leur vœu de tempérance les a relevés de l’abjection où les plongeait l’ivresse ; ils se sentent citoyens. Bientôt ce ne sera plus contre les seuls serviteurs de

  1. C’est ainsi que Paskevitch a soustrait aux tribunaux ordinaires tous les procès intentés par des paysans contre des gentilshommes. Dans ces causes, les gouverneurs russes ont le droit de juger sommairement, et ils décident presque toujours en faveur du paysan. A Varsovie, Paskevitch lui-même, tous les jeudis, sort de son palais pour accorder sur la place de Sigismond audience aux villageois qui se disent lésés par leurs seigneurs.