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vulgaire. Ils sont avertis, et doivent se tenir sur leurs gardes ; s’ils ne rencontrent dans ces pages, qui ne valent que par la réalité, ni érudition, ni métaphysique, ni grandes vues, ils ne s’en prendront qu’à eux-mêmes de les avoir abordées et parcourues.

Le petit village de Nacton, dans le comté de Suffolk, est composé d’une seule rue qui dort sur le penchant d’une ravine obscure. Quand vous l’apercevez ainsi couché au creux de sa vallée boisée et solitaire, vous vous demandez si c’est un village vivant ou mort ; et la nuit, en traversant cette rue déserte, vous vous étonnez bien plus encore d’entendre un long et perpétuel mugissement qui vous poursuit : c’est la mer, que l’on ne voit pas, mais qui parle.

En effet, la mer n’est pas loin, et reçoit dans son sein près de là le Stour et l’Orwell, rivières qui forment à leur embouchure des alluvions dangereuses, recouvertes d’herbes et de sable. Entre l’Orwell et Nacton se trouve cette vaste étendue de terrain dont une partie est renommée aujourd’hui pour sa fécondité, et qui doit le nom de Wolfkettel (chaudron du loup) à la bataille sanglante livrée par le duc saxon Wolfkettel ou Ulfkettel contre les Danois. Il paraît que le sang des humains engraisse prodigieusement la terre, ou que Dieu veut nous payer en bienfaits les douleurs et les violences que notre race s’impose, car presque tous les champs de bataille, et celui-ci entre autres, sont devenus célèbres par l’opulente beauté de leurs moissons. Au milieu de l’aridité de cette triste grève, couverte de galets accumulés et roulés, une portion de Wolfkettel’s tract, celle qui avoisine l’Orwell, est cultivée avec succès depuis dix siècles par une population de fermiers, la plupart descendans des envahisseurs danois. Une vaste chevelure jaunâtre flotte sur les épaules de ces hommes de taille gigantesque et à la large carrure que l’on aperçoit la main appuyée sur des chevaux du Nord aussi énormes qu’eux, les dirigeant du matin au soir avec une gravité imperturbable et une dignité de héros dans le sillon parallèle au sillon voisin. Les bêtes et les hommes se ressemblent ; la crinière d’argent de la jument robuste au garrot musculeux, au vaste poitrail, à la robe bai-clair, flotte au vent de la mer avec la chevelure blonde de celui qui la conduit. Le patois de ces paysans est d’un autre temps et d’un autre monde ; lorsque le cheval a fini le sillon, le cri wourrah ! rappelle le vieil accent de guerre. Quand il en recommence un autre, le paysan crie wourrhie ! Les fortes gutturales du Nord sortent de ces poitrines colossales et rendent des sons aussi inintelligibles pour l’Anglais de Londres que le langage des îles Caraïbes. Quelquefois, sur le dos de