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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/694

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gens qui voyaient leur vie compromise, et qui ne reculaient devant rien. On commença par prier l’Irlandais de boire un verre de gin pour se réconforter et se préparer au grand voyage, puis on lui donna le choix de la porte par laquelle il aimerait le mieux sortir de la vie. Noyé dans le puits ou achevé à coups de sabre ? lui demanda-t-on. Il répondit qu’il aimait mieux ni l’un ni l’autre ; et comme personne ne riait, le capitaine entra, si l’on peut appeler une entrée cette descente par le seau du puits que nous avons déjà décrite. Will Laud, c’était son nom, et il paraîtra souvent dans cette histoire, était un jeune homme de vingt-cinq ans, reconnu pour chef par ces hommes. Il fit bander les yeux du pauvre Irlandais, le fit placer au fond du baquet fatal, enveloppé d’une toile à voile, et la corde du puits se mit à jouer. Pat, qui s’était recommandé à saint Patrick, et qui avait cru descendre au fond du gouffre, subissait un mouvement d’ascension ; quand il ouvrit les yeux, il se vit à bord d’un fort joli brick, celui même du capitaine Laud ; on le promena quelque temps le long des rivages, et l’on finit par le déposer sur un point désert de la côte orientale, en lui donnant quelque argent pour son voyage, et en lui recommandant le silence pour prix de la vie qu’on lui accordait.

On peut juger, d’après le fait très réel que nous venons de rapporter, des ressources dont disposaient les fraudeurs de la côte de Suffolk, et des vastes bases sur lesquelles ils opéraient. Profitant des circonstances favorables, et surtout de l’intérêt qu’ils inspiraient à la plupart des laboureurs et des paysans, ils avaient leurs espions, leurs forteresses, leurs lieux de plaisance, leur trésor, leur marine, leurs arsenaux, et jusqu’à leurs relais préparés d’avance. Souvent il leur arrivait de saisir et d’employer pour une nuit tous les chevaux d’un propriétaire ou d’un fermier, qui ne s’inquiétait point de la disparition momentanée de ces animaux ; il savait que le lendemain matin ils seraient renvoyés à l’écurie en bon état, et accompagnés d’une rémunération généreuse.

Ainsi s’établissait une organisation complète, qui, grace à la connivence des uns et à l’audace des autres, détruisait une bonne partie des revenus de l’état. Les employés du gouvernement avaient à lutter à la fois contre les intempéries des saisons et des tempêtes, la mauvaise volonté des gens du pays, la ruse expérimentée de leurs adversaires et l’asile toujours ouvert que les flots de l’Océan leur offraient. Aussi mettaient-ils dans cette lutte inégale une sorte de point d’honneur acharné qui faisait de cette partie de la côte anglaise un des lieux les plus dramatiques de l’Europe. Ce ne fut que plus tard, lorsque