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la guerre permit de détourner au profit du service public l’activité des plus audacieux et des plus habiles parmi ces fraudeurs, et de les enrôler sur les vaisseaux de l’état, que le gouvernement parvint non pas à détruire, mais à renfermer la contrebande dans des bornes plus modestes et à réduire les bénéfices de ce trafic, dont les principaux résultats vinrent d’ailleurs se concentrer dans les mains d’un seul homme.

En 1841 mourut à Londres un personnage bien connu sur toute la côte de Suffolk et d’Essex, auquel la loi n’avait jamais pu adresser de reproche, et qui n’avait pas cessé de la braver. Il était maître de douze bricks et propriétaire de quatorze maisons ou magasins sur divers points. Les contrebandiers le reconnaissaient pour roi, et jamais royauté ne trouva de sujets plus fidèles. Aucune preuve suffisante ne s’élevait contre lui, rien ne prouvait ou même n’indiquait sa complicité, encore moins sa situation et son rang. Armateur et commerçant patenté, il possédait à ce titre trois navires consacrés au commerce légal, et qui servaient de couverture à la portion illégale de son trafic. Les mauvaises chances tombaient sur les gens qu’il mettait à la tête de ses expéditions ; chaque brick avait son capitaine auquel des gains considérables étaient assurés en cas de succès, des lieux de repaire et des abris ménagés en cas d’insuccès ; ces agens avaient intérêt à cacher soigneusement la main qui pouvait leur être utile en toutes circonstances. Ce capitaine Barwood mourut riche, et sans avoir affronté une seule fois la mer, qu’il ne cessait pas d’exploiter. Il était hardi, fin, rusé, sans principes, sans foi, et connaissait les hommes.

Will Laud, que nous venons de voir si généreux, un de ses principaux instrumens, avait été bercé au bruit de la lame, dans le bateau de son père, toujours debout sur un bac, devant Harwich et le fort Langer. La mer, qui pénètre fort avant dans les terres, entre la côte d’Essex et la côte de Sussex, forme là une échancrure dont l’un des bords est couronné par le fort Langer, et l’autre par la ville de Harwich ; le père de Laud, payé par le gouvernement pour le service des dépêches entre Harwich et le fort, dirigeait le bac, aidé par son jeune fils Will Laud, et c’était une rude besogne. Le capitaine Barwood remarqua ce jeune homme vigoureux et adroit, capta sa confiance, et fit de lui, à vingt-deux ans, l’un de ses capitaines, le maître de l’un de ses plus beaux bricks.

Il n’était pas étonnant que Laud, malgré le désir de son père, le batelier de Harwich, eût écouté les avis et cédé aux séductions de cet homme habile. La vie des fraudeurs passait pour une vie héroïque et