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dances de Malebranche avec Mairan et Leibnitz nous donnent le spectacle des développemens intérieurs de la philosophie nouvelle ; nous la voyons aboutir rapidement entre les mains chrétiennes de l’illustre oratorien à une sorte de fatalisme mystique, au travers duquel des yeux pénétrans aperçoivent d’avance le panthéisme où la précipite bientôt l’inflexible logique du juif d’Amsterdam. En vain Leibnitz entreprend de retenir le cartésianisme sur cette pente funeste ; il n’y réussit qu’à moitié, continue Malebranche plus encore qu’il ne le réforme, jusqu’à ce qu’enfin cette glorieuse école, après un siècle de puissance et de fécondité, succombe à la fois sous le poids de ses fautes et sous les haines accumulées de ses différens adversaires.

On ne se ferait qu’une faible idée du génie de Descartes et des services qu’il a rendus à l’esprit humain, si l’on ne prenait soin de se rendre compte de l’état déplorable où ce grand homme trouva les sciences et la philosophie. Certes, la liberté de la pensée était immense au XVIe siècle ; mais la liberté ne vaut que par ses fruits. Or, que produisait-elle à cette époque ? De deux choses l’une : ou des imitations stériles et tout artificielles des grandes philosophies de l’antiquité, ou de vaines utopies et des systèmes monstrueux. Lisez les Dialogues de Vanini dans l’exacte et substantielle analyse que nous en donne M. Cousin ; lisez la Cité du Soleil de Campanella, ou même le De l’infinito, principio e uno de l’infortuné Giordano Bruno : vous n’y serez pas moins choqué de l’insupportable emphase des promesses que de la pauvreté des résultats. Combien ces informes ébauches étaient à mille égards inférieures à la philosophie qu’on voulait remplacer ! Il serait curieux de rapprocher, par exemple, deux génies qu’en des temps différens Naples a donnés à la France, Vanini et saint Thomas, et de comparer la simple et noble Somme avec l'Amphithéâtre magique et divin, chrétien et physique, astrologico-catholique de la divine Providence, D’un côté, quelle magnifique et sévère ordonnance, et de l’autre quel chaos ! Ici, quelle gravité, et là, quelle puérile jactance ! Quelle précision, quelle exactitude, quelle mesure, chez le saint docteur ! et dans le libre penseur, quelle intempérance, quelle indécision, quel dérèglement ! Mais si énorme que soit la différence de ces deux ouvrages, un intervalle plus grand encore les sépare tous deux d’un autre livre, bien modeste et bien chétif, à ce qu’il semble, mais qui est le germe d’où va sortir un monde : je parle du Discours de la Méthode. On ne doit pas oublier qu’en publiant cet ouvrage, Descartes y joignait comme supplément la Dioptrique, la Géométrie et les Météores. Ainsi d’un seul coup il fondait, sur la base puissante d’une méthode nouvelle, deux sciences encore à peu près inconnues et d’une portée infinie, la physique mathématique et l’analyse, et en même temps il préludait aux Méditations et aux Principes, c’est-à-dire à une métaphysique complète et au système du monde. Il faut convenir ici avec M. Cousin, et en mettant à part, comme lui, tout sentiment déplacé de patriotisme, que jamais homme au monde n’a été doué à ce degré du génie créateur. Sans Descartes, l’Angleterre n’eût jamais porté Newton,