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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/771

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ni l’Allemagne Leibnitz. Newton a découvert, je le sais, le vrai système du monde, mais Descartes lui en avait pour ainsi dire remis la clé en réduisant la découverte de ce système à un problème de mécanique. Leibnitz a attaché pour jamais son nom au calcul de l’infini, mais il n’y serait certainement pas venu sans l’analyse cartésienne. Combien pâlit plus encore à côté du vrai fondateur de la philosophie moderne la gloire trop célébrée de Bacon ! Sachons gré à M. Cousin d’avoir saisi l’occasion de mettre Bacon à sa place. Sans imiter les injustes sévérités de Joseph de Maistre, qui avait pour haïr Bacon des raisons dont, grace à Dieu, nous sommes affranchis, sans refuser à ce rare génie l’incontestable honneur d’avoir réduit en beaux et lumineux préceptes des méthodes que d’autres avaient pratiquées avant lui, et qui, du reste, il faut bien l’ajouter, n’ont rien produit entre ses mains de considérable, osons dire que Bacon est si peu le fondateur de la philosophie du XVIIe siècle, qu’il nous fait beaucoup plutôt l’effet d’un des hommes du XVIe. Il en a le noble enthousiasme, comme aussi l’emphase et la bizarrerie. Lui-même se compare sans cesse à Christophe Colomb : je le veux bien ; mais c’est un Christophe Colomb qui se borne à pressentir l’Amérique et à la chanter en très beau langage, laissant à d’autres le soin de la découvrir et de l’explorer.

Le vrai Christophe Colomb, c’est Descartes. Autant Bacon reste inconnu à son siècle, autant Descartes remplit tout le sien. Les grands traits de cette influence universelle sont bien connus ; mais il est infiniment curieux d’en suivre les traces jusque dans les coins les plus obscurs de cette noble et sérieuse société du temps de Louis XIV. M. Cousin nous fait voir la nouvelle philosophie envahissant un à un tous les ordres religieux. Chaque nom marque ici la conquête d’une armée entière de prosélytes : Malebranche et le P. Poisson nous représentent l’Oratoire, Mersenne les minimes, Antoine Legrand les franciscains, le père Le Bossu les génovéfins, dom Lamy les bénédictins, Arnaud et Nicole tout Port-Royal. Il n’y a pas jusqu’à l’ordre des jésuites qui, à la vérité bien en dépit de lui, ne fournisse à l’école cartésienne un disciple ingénieux autant que fidèle : je veux parler de l’héroïque père André dont M. Cousin nous a découvert et fait aimer la grande ame, les luttes et les malheurs. Bientôt, des couvens et des congrégations savantes, l’esprit nouveau passe parmi les gens du monde. Le duc de Luynes traduit en français les Méditations, et fait de son château la première académie cartésienne ; Rohault institue des conférences publiques qui sont suivies par tout ce qu’il y avait à Paris de plus distingué dans le clergé, la magistrature et la noblesse, et où, si l’on en croit un contemporain, les dames tenaient le premier rang. On s’assemble à la place Royale, chez le père Mersenne, chez le docteur Picot, à l’hôtel de M. Habert de Montmort, pour discuter la nouvelle philosophie. Enfin, qui le croirait ? elle pénètre jusque chez un personnage fort connu par son goût pour les conspirations et la galanterie, mais à qui on serait porté à en attribuer infiniment moins pour la métaphysique ; je parle