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c’est-à-dire change la forme du même principe. Le beau n’est plus l’objet qui nous procure dans le moment présent une sensation agréable, mais fugitive ; c’est l’objet qui est de nature à nous procurer souvent cette même sensation, ou qui peut nous servir à nous en procurer souvent de semblables. Il ne faut pas un grand effort d’observation ni de raisonnement pour se convaincre que l’utilité n’a rien à voir avec la beauté. Ce qui est utile n’est pas toujours beau, ce qui est beau n’est pas toujours utile ; ce qui est à la fois utile et beau est beau par un autre endroit que son utilité. Voyez un levier, une poulie : assurément rien de plus utile. Cependant vous n’êtes pas tenté de dire que cela soit beau. Avez-vous découvert un vase antique, admirablement travaillé : vous vous écriez que ce vase est beau, sans vous aviser de rechercher à quoi il vous servira. Enfin, la symétrie et l’ordre sont des choses belles, et en même temps ce sont des choses utiles, soit parce qu’elles ménagent l’espace, soit parce que les objets disposés symétriquement sont plus faciles à trouver quand on en a besoin ; mais ce n’est point là ce qui fait pour nous la beauté de la symétrie, car nous saisissons immédiatement ce genre de beauté, et c’est souvent assez tard que nous reconnaissons l’utilité qui s’y rencontre. Il arrive même quelquefois qu’après avoir admiré la beauté d’un objet, nous n’en pouvons deviner l’usage, bien qu’il en ait un. L’utile est donc entièrement différent du beau, loin d’en être le fondement.

Une théorie célèbre et bien ancienne met le beau dans la parfaite convenance des moyens relativement à leur fin. Ici le beau n’est plus l’utile, c’est le convenable. Ces deux idées doivent être distinguées. Une machine produit d’excellens effets, économie de temps, de travail, etc. ; elle est donc utile. Si de plus, examinant sa construction, je trouve que chaque pièce est à sa place, et que toutes sont habilement disposées pour le résultat qu’elles doivent produire ; même sans envisager l’utilité de ce résultat, comme les moyens sont bien appropriés à leur fin, je juge qu’il y a là convenance. Déjà nous nous rapprochons de l’idée du beau, car nous ne considérons plus ce qui est utile, mais ce qui est comme il faut. Cependant nous n’avons pas encore atteint le vrai caractère de la beauté : il y a, en effet, des objets très bien disposés pour leur fin, et que nous n’appelons pas beaux. Un siége sans ornement et sans élégance, pourvu qu’il soit solide, que toutes les pièces se tiennent bien, qu’on puisse s’y asseoir avec sécurité, qu’on y soit commodément, agréablement même, peut donner l’exemple de la plus parfaite convenance des moyens à la fin ; on ne dira pas pour cela que ce meuble est beau. Toutefois il y a ici cette différence