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une pièce de théâtre serait de vous persuader que vous êtes en présence de la réalité. Ce qu’il y a de vrai dans cette opinion, c’est qu’une œuvre d’art n’est belle qu’à la condition d’être vivante, et par exemple la loi de l’art dramatique est de ne point mettre sur la scène de pâles fantômes du passé, mais des personnages empruntés à l’imagination ou à l’histoire, comme on voudra, mais animés, mais passionnés, mais parlant et agissant comme il appartient à des hommes et non à des ombres. C’est la nature humaine qu’il s’agit de représenter à elle-même, mais sous un jour magique qui ne la défigure point et qui l’agrandisse. Cette magie, c’est le génie même de l’art. Il nous enlève aux misères qui nous assiègent, et nous transporte en des régions où nous nous retrouvons encore, car nous ne voulons jamais nous perdre de vue, mais où nous nous retrouvons transformés à notre avantage, où toutes les imperfections de la réalité ont fait place à une certaine perfection relative, où le langage que l’on parle est plus égal et plus relevé, où les personnages sont plus beaux, où même la laideur n’est point admise, et tout cela en respectant l’histoire dans une juste mesure, surtout sans sortir jamais des conditions impérieuses de la nature humaine. L’art a-t-il trop oublié l’humanité ? il a dépassé son but, il ne l’a pas atteint ; il n’a enfanté que des chimères sans intérêt pour notre ame. A-t-il été trop humain, trop réel, trop nu ? il est resté en-deçà de son but ; il ne l’a donc pas atteint davantage.

L’illusion est si peu le but de l’art, qu’elle peut être complète et n’avoir aucun charme. Ainsi, dans l’intérêt de l’illusion, on a mis un grand soin dans ces derniers temps à la vérité historique du costume. À la bonne heure ; mais ce n’est pas là ce qui importe. Quand vous auriez retrouvé et prêté à l’acteur qui joue le rôle de Brutus le costume même que porta jadis le héros romain, cela toucherait fort médiocrement les vrais connaisseurs. Il y a plus : lorsque l’illusion va trop loin, le sentiment de l’art disparaît pour faire place à un sentiment purement naturel, quelquefois insupportable. Si je croyais qu’Iphigénie est en effet sur le point d’être immolée par son père à vingt pas de moi, je sortirais de la salle en frémissant d’horreur. Si l’Ariane que je vois et que j’entends était la vraie Ariane qui va être trahie par sa sœur, à cette scène pathétique où la pauvre femme, qui déjà se sent moins aimée, demande qui donc lui ravit le cœur jadis si tendre de Thésée, je ferais comme ce jeune Anglais qui s’écriait en sanglotant et en s’efforçant de s’élancer sur le théâtre : « C’est Phèdre, c’est Phèdre, » comme s’il eût voulu avertir et sauver Ariane !

Mais, dit-on, le but du poète n’est-il pas d’exciter la pitié et la ter-