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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/805

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nime est le sentiment du beau, ce qu’il veut faire passer dans l’ame du spectateur, c’est le même sentiment qui remplit la sienne. Il se confie à la vertu de la beauté ; il la fortifie de toute la puissance, de tout le charme de l’idéal : c’est à elle ensuite de faire son œuvre ; l’artiste a fait la sienne, quand il a procuré à quelques ames d’élite ou répandu dans la foule le sentiment exquis de la beauté. Ce sentiment pur et désintéressé est un noble allié du sentiment moral et du sentiment religieux ; il les réveille, les entretient, les développe, mais il n’est pas eux : c’est un sentiment distinct et spécial. De même l’art fondé sur ce sentiment, qui s’en inspire et qui le répand, est à son tour un pouvoir indépendant : il ne relève que de lui-même, il s’associe naturellement à tout ce qui agrandit l’ame, comme il le fait lui-même ; mais il n’est pas plus au service de la morale et de la religion que la religion et la morale ne sont au service de la politique.

La religion aussi est sa fin à elle-même ; elle n’est la servante d’aucun maître. L’homme doit être vertueux par ce motif seul que la vertu est sa loi ; c’est dans cette indépendance qu’est la grandeur et la dignité de la morale. L’homme doit rapporter à Dieu ses actions et ses pensées, parce que Dieu est son principe ; là est la sainteté de la religion. La perfection morale n’a d’autre fin que de perfectionner l’ame, et la fin de la religion n’est pas en ce monde. Y a-t-il quelque chose de plus contradictoire que d’élever l’ame vers le ciel, et en même temps de la rabaisser vers la terre ? C’est, sous une autre forme, la doctrine de l’intérêt et de l’utile. Non, le bien, le saint, le beau, ne servent à rien qu’à eux-mêmes. Il faut comprendre et aimer la morale pour la morale, la religion pour la religion, l’art pour l’art.

Mais l’art, la religion, la morale, sont utiles à la société ; je le sais, mais à quelle condition ? Qu’ils n’y songent même pas. C’est le culte indépendant et désintéressé de la beauté, de la vertu, de la sainteté, qui seul profite à la société, parce que seul il élève les ames, nourrit et propage ces dispositions généreuses qui font à leur tour la puissance des états.

Renfermons bien notre pensée dans ses justes limites. En revendiquant l’indépendance, la dignité propre et la fin particulière de l’art, nous n’entendons pas le séparer de la religion, de la morale, de la patrie. L’art puise ses inspirations à ces sources profondes, comme à la source toujours ouverte de la nature ; mais il n’en est pas moins vrai que l’art, l’état, la religion, sont des puissances qui ont chacune leur monde à part et leurs effets propres : elles se prêtent un concours mutuel, elles ne doivent point se mettre au service l’une de l’autre.