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Dès que l’une d’elles s’écarte de sa fin, elle s’égare et se dégrade. L’art se met-il aveuglément aux ordres de la religion et de la patrie ? pour vouloir leur être utile, il ne leur sert plus à rien. En perdant sa liberté, il perd son charme et son empire.

On cite sans cesse la Grèce antique et l’Italie moderne comme des exemples triomphans de ce que peut l’alliance de l’art, de la religion et de l’état. Rien de plus vrai, s’il s’agit de leur union ; rien de plus faux, s’il s’agit de la servitude de l’art. L’art en Grèce a été si peu esclave de la religion, qu’il en a peu à peu modifié les symboles, et, jusqu’à un certain point, l’esprit même, par ses libres représentations. Il y a loin des divinités que la Grèce reçut de l’Égypte à celles dont elle a laissé des exemplaires immortels. Ces artistes et ces poètes primitifs, qu’on appelle Homère et Dédale, sont-ils étrangers à ce changement ? Et dans la plus belle époque de l’art, Eschyle et Phidias ne portèrent-ils pas une grande liberté dans les scènes religieuses qu’ils exposaient aux regards des peuples, soit au théâtre, soit au front des temples ? En Italie, comme en Grèce, comme partout, l’art est d’abord entre les mains des sacerdoces et des gouvernemens ; mais, à mesure qu’il grandit et se développe, il conquiert de plus en plus sa liberté. On parle de la foi qui alors animait les artistes et vivifiait leurs œuvres : cela est vrai du temps de Giotto et de Cimabuë ; mais dès le xve siècle, en Italie, j’aperçois surtout la foi de l’art en lui-même et le culte de la beauté. Raphaël, dit-on, allait passer cardinal[1] ; oui, mais sans quitter la Fornarina, et en peignant toujours la Galatée.

Encore une fois, n’exagérons rien ; distinguons, ne séparons pas ; unissons l’art, la religion, la patrie ; mais que leur union ne nuise pas à la liberté de chacune d’elles. Pénétrons-nous bien de cette pensée que l’art est aussi à lui-même une sorte de religion. Dieu se manifeste à nous par l’idée du vrai, par l’idée du bien, par l’idée du beau. Ces trois idées sont égales entre elles et filles légitimes du même père. Chacune d’elles mène à Dieu, parce qu’elle en vient. La vraie beauté est la beauté idéale, et la beauté idéale est un reflet de l’infini ; l’infini est le dernier principe du beau, comme du vrai, comme du bien. Ainsi, même indépendamment de toute alliance officielle avec la religion et la morale, l’art est par lui-même essentiellement moral et religieux, car à moins de manquer à sa propre loi, à son propre génie, il exprime partout dans ses œuvres la beauté éternelle. Enchaîné de toutes parts à la matière par d’inflexibles liens, travaillant sur une pierre inanimée,

  1. Vasari, Vie de Raphaël.