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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/832

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que ses marbres et ses métaux précieux sont enfouis dans ses flancs féconds. A l’extérieur, et vue d’où j’étais, elle a la forme d’une longue arête en dos d’âne, et son aspect est ingrat, stérile, même assez maussade. Pas un bois, pas une prairie n’y repose l’œil ; pas un point ne s’y élève au-dessus des autres ; ses lignes sont uniformes, ses croupes aplaties, sa couleur terne. Le soir seulement, quand la poussière des mines s’allume au soleil couchant, ces mornes sommets s’embrasent, se transfigurent, et la sierra tout entière disparaît, comme l’Ida des divinités d’Homère, dans un nuage d’or.

Du côté opposé, la vue n’est pas moins magnifique. Derrière moi s’étendaient, comme une nappe verte frangée d’argent, les frais pâturages d’Andarax, enlacés mollement dans les méandres du Bogaraya ; au-dessus des prairies se dressait la sombre tête du Monténégro, et plus haut encore, aux dernières limites de l’horizon, on apercevait comme une vapeur légère les cimes bleuâtres de la sierra de Filabrès. Il serait difficile d’imaginer un panorama plus étendu, plus imposant, plus varié. Rien de brusque ou de disparate, rien de confus n’y choque le regard. Ces plans successifs sont gradués avec art, les couleurs bien fondues, les transitions ménagées, et l’accord le plus parfait règne entre toutes les parties de l’ensemble ; la majesté n’en exclut pas la grace. Ajoutons, pour compléter ce tableau merveilleux, que le fond du ciel était d’un bleu vif et profond, l’air transparent ; qu’une lumière abondante et splendide baignait toutes ces montagnes, toutes ces plaines, et que l’azur chatoyant de la Méditerranée rivalisait avec le ciel de douceur, d’éclat et de limpidité.

Je fus arraché trop tôt à ce spectacle magique par mes compagnons, qui recommençaient, mais en vain, leur tournée ; les monopoleurs avaient si bien accaparé tout, que le marché était entièrement dégarni ; nous entrâmes dans trente mines au moins sans y trouver à acheter un kilogramme de minerai. L’exaspération des petits fabricans était au comble, car ce chômage forcé était pour eux la ruine et la faillite. On n’entendait de tous côtés que plaintes, malédictions et menaces. Si les monopoleurs ou leurs agens, même les plus subalternes, avaient eu l’imprudence de se montrer sur ce champ de bataille, jonché de leurs victimes, vingt escopettes vengeresses en auraient fait justice au même instant ; mais ce danger est trop connu pour qu’on l’affronte : on traite de loin avec une prudence, un mystère à désorienter le diplomate le plus consommé ; aussi bien les négociations les plus ténébreuses de la diplomatie ne sont-elles que des jeux d’enfans comparées aux roueries diaboliques, aux manèges clandestins du commerce et de l’industrie. On avait gardé pour la fin et comme dernière ressource la mine de la Topera ; vain espoir ! on fut plus malheureux encore dans celle-là que dans les autres, car on ne nous en permit pas même l’entrée sous le prétexte aimable que nous venions reconnaître la direction des filons. Ici la colère de l’oncle Pierre éclata ; il s’était assez bien possédé jusque-là, répétant toujours qu’il fallait voir ; tout était vu désormais, le monopole était flagrant, avéré. — « Ah ! ah ! s’écria-t-il en mettant de travers son chapeau gris, vous croyez donc, messieurs les accapareurs,