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mineurs est insuffisante pour réparer leurs forces, et les énerve au lieu de les ranimer. Voici ce que j’ai vu : une espèce de brouet noirâtre, hideux à voir, plus hideux à sentir, servi dans une gamelle, tranchons le mot, dans une auge, quelque chose enfin qui n’a pas de nom. Pour se résigner à une pâture ainsi faite, il faut la faim d’Ugolin ou l’instinct grossier des animaux voraces. Nous n’avions point apporté de vivres, et, pour ne pas tomber d’inanition, il nous fallut prendre notre part de cette agape immonde ; cela me fut impossible. Si seulement nous avions pu apaiser notre soif ; mais, non : la boisson qui a cours à la sierra sous le nom de vin est épaisse, aigre, et sent le bouc à plein nez. Les Espagnols aiment ce parfum ; ils appellent bouquet l’arrière-goût de certaines outres puantes contre lesquelles don Quichotte s’escrimait si bien, et qu’il aurait mieux fait d’éventrer toutes une bonne fois pour l’honneur de la Péninsule. Convenez qu’il est dur d’être condamné à un pareil breuvage en vue presque de Malaga, sous le soleil de Xérès et d’Alicante. Ne pouvant boire ni manger, je fus heureux de trouver par hasard quelques gouttes de mistela, sorte d’hydromel indigène fait avec du verjus, du sucre et du miel. Je demande grace pour ces détails. Un voyage n’est pas une épopée, et les humbles particularités, les trivialités même de la vie journalière, contribuent souvent mieux que d’éloquentes généralités à faire connaître l’état vrai d’un pays.

Pendant que mes compagnons dînaient ou croyaient dîner, je m’esquivai furtivement du hangar, pour ne pas dire de l’étable, où l’on nous avait servi cet affreux repas, et, trompant la faim par les yeux, je gravis seul le point culminant de la montagne. Quelle vue ! quel horizon ! A mes pieds se déroulait, comme une mer onduleuse, l’Alpuxarra tout entière, hérissée de vagues écumeuses, c’est-à-dire de crêtes blanches qui figuraient des vagues, tandis que les vallées dessinées en noir sur ce fond clair avaient l’apparence de longs serpens d’eau dépliés au soleil. On découvrait les villes et les villages visités ou seulement entrevus par nous les jours précédens ; la vue s’étendait même, à travers les riches campagnes de Berga et la plaine de Dalias, jusqu’aux tristes landes d’Adra ; la ceinture bleue de la Méditerranée tranchait gracieusement sur le gris terreux des grèves, et le regard s’égarait au loin sur le mélancolique infini des flots. De l’autre côté s’élevaient en amphithéâtre les immenses gradins de la Sierra-Nevada qu’on embrasse de là dans tout son développement, et que d’aucun point on ne voit aussi belle ; l’ampleur et la majesté sont les caractères distinctifs de cette admirable montagne. Le vert tendre des prairies, le vert plus foncé des châtaigneraies, s’y marient harmonieusement avec les teintes brunes des terrains et le gris perlé des rochers. Les deux pics solitaires de Mulahacen et de la Véléta, couverts de neige jusqu’au faîte, dominent, écrasent tous les autres, et couronnent dignement ce paysage incomparable.

La sierra de Gador, qui me cachait Almérie, est bien moins accidentée, moins pittoresque, que la Sierra-Nevada, et surtout beaucoup moins majestueuse. Toutes ses beautés, toutes ses richesses, sont invisibles : je veux dire