Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/84

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de ses droits, était alors tout le monde. En Angleterre, la réforme électorale de 1832 est sortie du concert temporaire, exceptionnel et dû à des causes extérieures, qui s’établit, dans l’attente d’une commotion européenne, entre les classes inférieures, la classe moyenne et une partie de l’aristocratie. Aujourd’hui l’impuissance des ouvriers coalisés et l’avortement du chartisme viennent, au contraire, de ce que les rangs inférieurs de la société sont engagés seuls dans ces mouvemens anarchiques. La démocratie a fait naufrage pour s’être isolée.

Ne prenons pas les cris de la multitude pour la voix de l’opinion publique. Qu’est-ce que le nombre sans la force de cohésion ? Qu’est-ce même que l’intelligence sans l’autorité ? La foule peut prendre ses chefs dans la classe moyenne ou dans la classe supérieure ; mais il lui faut des chefs. Elle peut, pour monter plus haut, s’appuyer sur la bourgeoisie ou sur l’aristocratie, mais il lui faut un point d’appui. Elle peut, dans une convulsion sociale, donner le coup de grace à l’ordre établi ; mais il faut qu’elle ait un ordre quelconque à y substituer. Voilà ce qui manque à l’Angleterre. Quelle rénovation politique serait possible dans un pays où les diverses classes de la population vivent non-seulement séparées, mais hostiles, et où l’état de guerre semble être l’état naturel ? Les classes moyennes ne se rapprochent pas des classes inférieures par la sympathie, ni celles-ci des classes moyennes par l’envie. Le mot d’ordre n’est pas plus de courir sus aux supériorités que de combler les bas-fonds de l’ordre social. Celui que chacun déteste et qu’il attaque, c’est son voisin immédiat. Personne n’aspire à l’égalité. On s’inquiète peu d’avoir quelqu’un au-dessus de soi, pourvu que l’on ait quelqu’un au-dessous. Le mouvement d’ascension ne suit pas la forme démocratique ; il est aristocratique pour tous, et depuis le premier degré de l’échelle jusqu’au dernier.

Lisez les manifestes les plus hardis de la classe ouvrière. L’aristocratie, qui est ce que l’on attaque principalement en Europe, est peut-être la seule institution que respectent les novateurs de l’autre côté du détroit. Les ouvriers anglais réclament le suffrage universel, parce qu’ils considèrent la chambre des communes comme représentant la part que doit prendre l’élément populaire au pouvoir législatif ; mais ils sont loin de contester une part considérable d’action à l’élément aristocratique, et ils ne songent pas plus à supprimer l’hérédité dans la chambre des lords qu’à rendre électif le pouvoir royal. Le droit d’aînesse et les substitutions, qui érigent les propriétés foncières en autant de fiefs, ne semblent pas les choquer et ne sont l’objet d’aucune plainte. Ils savent bien que là gît la pierre angulaire de l’aristocratie ;