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mais ils ne veulent ni s’y heurter, ni la détruire. Le peuple, quand la misère ne change pas la direction naturelle de ses idées, est conservateur par un instinct de déférence et de subordination, comme les chefs de la société le sont par un sentiment d’égoïsme. Je l’ai déjà dit, le privilège n’offense personne en Angleterre ; c’est la forme légitime du droit dans ce pays. Les ouvriers trouvent bon que la classe supérieure ait des privilèges ; mais ils veulent aussi avoir les leurs. La reconnaissance, la garantie de toutes ces prétentions individuelles ou collectives forme ce que les uns et les autres entendent par la liberté.

C’est la constitution de la propriété qui détermine le caractère politique d’une nation. Là où la propriété se trouve divisée et possédée par le plus grand nombre, la démocratie devient possible ; partout, au contraire, où le sol est occupé par un petit nombre de propriétaires, l’aristocratie doit prévaloir. La France, la Suisse et les États-Unis sont des pays démocratiques, attendu que tout le monde y possède quelque chose et qu’il n’y a guère de famille qui n’ait un champ au soleil ou un pignon sur rue. Je ne comprends pas la démocratie en Angleterre, dans une contrée on le sol est immobilisé dans les mains de quelques milliers de familles, et où les capitaux mobiliers suivent la même loi de concentration. Quand on interdit la propriété au peuple, comment l’appeler au gouvernement ? Comment livrer sans péril la décision des intérêts publics à ceux que l’on a rendus par le fait inhabiles à la gestion des intérêts privés ?

Non-seulement la multitude n’a aucune part à la propriété foncière, mais on ne conçoit pas, de l’autre côté de la Manche, qu’elle puisse jamais y avoir part. Il faut voir de quel air de pitié les économistes, que l’opinion publique adopte aujourd’hui pour oracles, parlent des contrées où la civilisation repose sur la division du sol. Il faut lire ces discussions du parlement, dans lesquelles on s’élève même contre la pensée de donner au pauvre journalier un lot de terre à cultiver pour ses besoins personnels ; il faut entendre un radical, un partisan du suffrage universel, M. Roebuck, en un mot, s’écrier : « Pour le bien-être et pour le bonheur du pays, les classes laborieuses ne doivent pas avoir d’autres moyens d’existence que leurs salaires[1]. » Des multitudes menant une existence précaire et dépendant, pour leur subsistance, du bon plaisir de ceux qui possèdent, et en regard quelques milliers d’hommes disposant de la richesse et gouvernant despotiquement

  1. Chambres des communes, mai 1845.