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Le crépuscule envahit bientôt l’espace, le ciel pâlit, les sierras s’éteignirent une à une, et un crêpe mélancolique s’étendit sur toute la nature.

Je m’étais laissé volontairement devancer par la caravane. La nuit, qui approchait rapidement, me rappela aux réalités du voyage ; me croyant perdu, on me cherchait, on m’appelait à grands cris ; je répondis à ces voies amies et rejoignis mes compagnons rassurés. Le Rebenton est situé dans un bas-fond ; il nous fallut beaucoup descendre. La fumée rougeâtre qui s’échappait de la fonderie comme du sein d’un volcan nous servait de guide, et ce phare conducteur n’était point inutile, car les ténèbres étaient profondes, les bois épais, et rien n’était plus facile que de prendre un sentier pour un autre dans la double obscurité de la nuit et des forêts. Enfin nous arrivâmes.

Rebenton ou Reventon (car le B et le V sont la même lettre en espagnol) veut dire littéralement déchirement, fracture, et certes nul site n’est mieux baptisé ; l’établissement, qui est, comme le Rincon, un fourneau de seconde fondition, est bâti au fond d’une brèche ou crevasse pratiquée violemment par quelque catastrophe diluvienne au travers d’une large et haute montagne. On chercherait là plutôt un ermitage qu’une exploitation industrielle. C’est un lieu triste, solitaire, un lieu perdu, dénué de tout, excepté d’eau, car un torrent y passe, et les sources y sont abondantes : on en trouve une entre autres qui est chaude en hiver et si froide en été, qu’on n’y peut plonger la main cinq ou six fois de suite sans qu’elle y gèle ; mais on ne vit pas d’eau seulement, il faut apporter de fort loin dans cette âpre Thébaïde les choses de première nécessité, et l’on y jeûne quand les communications sont interceptées par les neiges ou par les tempêtes. En tout temps on y mène une vie fort misérable. Je pus m’en convaincre par ma propre expérience, et n’en plaignis que davantage les victimes confinées dans ces implacables déserts.

Le Rebenton est, comme nous l’avons dit, dans la sierra de Gor, où nous étions entrés sans nous en apercevoir, car rien ne la distingue de celle de Baza, qui elle-même va s’unir par une transition insensible à la sierra de Filabrès, laquelle se continue jusqu’à la Méditerranée, sous le nom de sierra d’Algamilla ; ce n’est réellement qu’une seule et même cordilière sous quatre appellations différentes. La Sierra-Nevada, au contraire, est une masse isolée, et se détache entièrement des systèmes qui l’environnent. J’allais dès l’aurore à la découverte dans les bois escarpés qui entourent et nourrissent la fournaise ; j’en trouvai d’admirables, l’yeuse s’y marie au pin, et des lianes robustes se balancent d’un arbre à l’autre, comme dans les forêts vierges du Nouveau-Monde. Le ramier sauvage niche en paix dans ces épaisses futaies, où il brave le plomb des chasseurs, par la raison d’abord qu’il n’y a pas de chasseurs, et ensuite parce que ses retraites sont impénétrables. J’entendais roucouler sous la ramée ces paisibles hôtes de la solitude ; mais il me fut impossible d’en dénicher ni même d’en apercevoir un seul. Les bois sont si rares en Espagne, qu’on s’y oublie volontiers quand on a le bonheur d’en rencontrer, et je me fis répéter plusieurs fois le signal