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du départ. Pourtant il fallait partir. M. T…, bien qu’il fût arrivé au but de son voyage, voulut m’accompagner ; les neuf ouvriers avaient repris leur collier de misère, et nous en étions réduits au mozo pour toute escorte, mais cette fois il s’était fait prêter un fusil, et, se croyant dès-lors un homme, il se posait en héros, il marchait fièrement devant nous comme Annibal ou Napoléon au passage des Alpes.

Une montée longue et rapide, nais admirablement boisée, nous ramena de la crevasse ou fondrière dont le Rebenton occupe le fond sur les hauteurs où nous avions passé la veille ; nous eûmes même encore une échappée sur les pics neigeux de Mulahacen et de la Veleta vus pour la dernière fois ; cette magnifique Nevada que j’avais contemplée si long temps et tant admirée disparut pour toujours à mes yeux. Nous sortîmes de la sierra et de la juridiction de Gor comme nous y étions entrés, sans nous en apercevoir, et nous rentrâmes dans celle de Baza. Après avoir suivi pendant quelque temps les arêtes supérieures de la montagne, on commence à descendre ; les pins sont toujours épais, le sentier est doux et facile. A mes pieds s’ouvraient de belles vallées où l’on recueille l’asphalte végétal, industrie particulière aux habitans de Gor. Parfois déjà j’entrevoyais la plaine fermée au nord par la Sagra-Sierra (Montagne Sacrée), où le Guadalquivir prend sa source, et dont le point culminant, nommé le pic d’Huescar, ressemble, à s’y méprendre, au Puy-de-Dôme. Cependant on descend toujours : un bâtiment en ruine nous signala à mi-côte la Fabrique-Royale, ancienne mine délaissée, dont on fond les orruras au Rebenton. Ce lieu passé, la descente devient rude et rocailleuse ; les pins s’éclaircissent, et l’on arrive ainsi dans une vaste plaine plantée de sparte à perte de vue. Je compris alors comment la France est tributaire de l’Espagne pour ce graminée qu’il serait si facile de naturaliser sur nos côtes méridionales. Enfin l’on passe de la stérilité à la culture, et, pour ainsi dire, de la mort à la vie, en mettant le pied sur la vega de Baza, campagne admirable, toute sillonnée d’eaux courantes, tout émaillée de jardins en fleur ou en fruit. Malgré leurs richesses, ces champs fertiles offraient alors le spectacle de la misère. Une nuée de glaneurs et de glaneuses, poussés par la famine, inondaient les guérets moissonnés récemment. Ils étaient si basanés, si déguenillés, qu’on les eût pris pour une bande de bohémiens occupés à dévaliser le canton, et la rencontre de ce troupeau famélique n’eût pas été sans danger pour nous, si nous fussions tombés là à pied et sans armes ; mais l’escopette est souveraine en Espagne encore plus qu’ailleurs, et nos fusils, nos armes tinrent à une distance respectueuse ces maraudeurs suspects.

Ce fut là notre dernier adieu aux sauvages populations de l’Alpuxarra. Nous arrivâmes de bonne heure et sans encombre à Baza, où nous descendîmes à la Posada del Sol. Nous y soupâmes ensemble pour la dernière fois. Le lendemain, nous devions nous séparer, M. T… pour retourner à Almérie, moi pour continuer ma route seul par Carthagène et Murcie.


CHARLES DIDIER.