Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/849

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Parmi tant d’écrivains qui réussissent à se faire lire dans ce pays, il y en a bien peu qui aient oublié de donner au moins un recueil de nouvelles. Les poètes ont renoncé à la poésie, les philosophes à la philosophie, les théologiens à l’exégèse, les critiques à leur étude sévère, pour raconter tous leur histoire, et répondre à l’appel tyrannique de la foule. N’oublions pas à leur suite les écrivains sans mission, les désœuvrés, les gens du monde et ceux qui se donnent pour tels, toute la frivole cohue des dilettanti. Dans ces derniers temps surtout, depuis 1830, la mêlée a été singulièrement confuse. À quelle dure servitude ne l’a-t-on pas réduite, cette forme gracieuse du roman, si éprise d’abord du demi-jour, et qui convenait particulièrement aux plaintes d’une ame blessée, aux délicates analyses de la passion ! Le roman est devenu une arène bruyante, une tribune toute remplie de sourdes rumeurs. Cette tribune, elle ne s’est pas ouverte seulement, comme c’était encore son droit, aux confidences épiques du monde nouveau, à l’expression des publiques douleurs ; elle a donné asile à toutes les folies des écoles, aux vanités de la jeune Allemagne, aux rêveries bizarres des socialistes. Singulier mélange de noms et de doctrines ! quand elle n’était pas envahie par les prédicans, elle l’était (misère plus grande encore) par une nuée de frivoles esprits, lesquels, bien loin de prêcher, n’avaient absolument rien à dire.

Un critique distingué, mais d’une humeur souvent un peu chagrine, M. Hermann Margraff, se plaignait amèrement, il y a quelques années déjà, de l’accroissement prodigieux de cette fabrication industrielle, et de la funeste influence exercée sur les jeunes talens par la gloutonnerie du public. « Le roman, dit-il, est aujourd’hui, plus qu’aucun autre genre littéraire, une véritable affaire de fabrique, grace au nombre effrayant des consommateurs. Dans ce temps de déloyauté et de mensonge, personne ne sera surpris que tous les écrivains, n’y eussent-ils aucune aptitude, veuillent à l’envi composer des romans. Un roman ! voilà ce qu’on demande, voilà ce qu’on lit avidement, plus qu’aucune autre production de l’esprit ; voilà la bonne marchandise, celle qui se débite le mieux. Pourquoi ne pas écrire un roman ? pourquoi ne pas vous essayer dans la nouvelle ? Nommez-moi, parmi tant de jeunes écrivains privés du don de l’invention poétique et disposés à suivre loyalement leur voie, nommez-m’en un seul à qui ces provocations perfides n’aient été maintes fois adressées ! Qu’il en coûte peu aujourd’hui pour tromper le public et se mentir à soi-même On prend la plume et on écrit… Voulez-vous faire un roman philosophique ?